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VOYAGES
DANS LES ALPES.
TOME TROISIÈME.
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VOYAGES
DANS LES ALPES,
PRÉCÉDÉS D’UN ESSAI
SUR L’HISTOIRE NATURELLE
DES environs
DE GENEVE.
Par Horace -Bénedict De SAUSSURE,
Profeircm- émérite de Philofophie , des Académies Royales des Sciences de Stockholm & de Lyon , de la Société Royale de Médecine de Paris , de l’Académie de l’Iiiftitut des Sciences de Bologne , des Académies Royales des Sciences & Belles-Lettres de Naples & de Dijon , de l’Académie Eleftoralc de Manheim , de la Société Patriotique de Milan, de celle des Antiquaires de Calï’el & des Curieux de la Nature de Berlin.
TOME TROISIÈME.
A G E N È F E,
Chez Barde, Manget & Comp. Imprimeurs-Libraires. Et fe trouve à P A R I S ^
Chez Buisson, Libraire , nie des Poitevins , hôtel de Mesgiigny, N®, ij.
=-T7 —, =>.«. \
MDCCLXXXVI.
)
HttTOftieAL
MEDIOAL
AVERTISSEMENT.
J^E dejir de rendre cet ouvrage moins imparfait a retardé la publication- de ce Volume. Je voulois vérifier des obfervations fur lefquelles il me rejloit des doutes , 6* qui exigeoient des voyages pénibles , que des maladies ont plus d'une fois interrompus ou retardés. Cependant je nai pas laijfé pajfer un feul été , excepté celui de lySa. , j'ans parcourir quelque partie des Alpes.
Ces voyages répétés ont fi fort multiplié mes recher- ches fur la firuclure des montagnes , & fur divers fujets de phyfique générale qui y font relatifs , qùil efi de- venu impoffible de les renfermer dans un feul volume , comme je me l'étois dt abord propofé. J'ai donc pris le parti de raffernbler dans celui-ci tout ce qui appartient au Mont-Blanc & aux montagnes qui Ü entourent , 6* de réferver pour les V & la relation des autres
voyages que je fuis dans ^intention de publier. •
Lorfque j'aurai établi dans ces trois volumes un nombre fufiffant de faits , obfervés avec foin fur les plus hautes montagnes de Ü ancien Continent j'aurai là des bajes folides fur lefquelles je pourrai fonder^ fi ce n' efi un fyfiéme complet de Géologie , au moins quelques vérités générales & importantes. Ü expofition de ces réfultats généraux formera le Jujet des Vol. VII & VIII.
Lorj'que je publiai le premier , je ne connoijfois point les ouvrages des grands chymifies de la Suède & de Ü Allemagne , qui ont tant contribué à perfec- tionner £ an d'analyfer les fubfiances minérales, Auffi
II
Avertissement.
liS analyfes que renferme ce premier volume ne font- elles pour la plupart que des ébauches imparfaites. Mais dans cet intervalle fai fait une étude appro- fondie des favans analyfes , BergmANN ,ScHEELE , AcHARD , CrELL , WiEGLEB, KiRWAN , &fai même eu le bonhetir d'ajouter quelque chofe à leurs découvertes. Des expériences faites avec foin ni ont cependant convaincu , que cette branche de nos con- noijfances na point encore atteint le degré de per- fection dont elle efl fufceptible , & je fuis dans ce moment occupé de recherches nouvelles fur ce fujet , f intéreffant pour la minéralogie.
f efpere que mes leHeurs feront plus contens des planches qui accompagnent ce volume quils ne font été de celles du précédent. Mais ce que celui-ci préfente de plus nouveau & de plus curieux , c'ef la carte du Mont-Blanc & de fes glaciers , que je dois à t amitié de M. Pi CT ET. T inféré ici la lettre qiiil ma écrite en me V envoyant ; elle renferme des explications qui doivent être connues.
« Puifque vous vous propofe^^ , Monfeur , de rendre » publique la cane des environs du Mont-Blanc que >» jdi drejfée & que vous aves^ bien voulu agréer ; » quelques détails fur les opérations qui lui ont fervi » de bafe , ne feront peut-être pas hors de place ^ & » régleront le degré de confiance que fes différentes » parties peuvent mériter.
» Vous favet^ , Monfieur , qu aucune des cartes qui >» nous font connues ne repréfente cette partie de la » Savoye d'une maniéré qui reffemble U moins du
Avertissement. m.
» monde à ce nui exijie réellement : je nai donc » pu en faire prefqu aucun ujage.
» Je dejirai rapporter^ J une manière sure & la w plus immédiate pofjihle , à la pojltion de l'obfer^
« vatoire de Gencve , celle des principales fommités >» des Aiguilles & du Mont- Blanc lui- même ^ parce y que ces mêmes points étant vijibles depuis les val~
» lées qui leur jont adjacentes , la pojîtion de celles-c » en devenoit certaine & facile à déterminer.
» Une fuite de triangles choijis parmi ceux qui » fervent de fondement à la carte du lac de Geneve ,
« à laquelle nous travaillons M. MaLLLT {*^ &
» moi , ni a donné la difance en ligne droite du
» Pitton de Saleve , au Jignal de Bougy dans le
» Pays-de~Faud ; l'angle de cette ligne avec la mé~
» ridienne de notre obj'ervatoire bien exactement ob- » fervé^ orientoit tout ce qui devoit en dépendre.
>» Avec cette difance , qui ef dl environ lOOOO toifesÿ » pour bafe^ & les angles ohfervés avec très-bons
» inf rumens aux deux extrémités , j'ai déterminé
trigonométriquement les poftions de toutes les fom- >y mités connues dans la partie de la chaîne des » Alpes qui avoifne le Mont-Blanc ^ & en particulier » de C aiguille du Dru & du Géant, dont la pre- >» miere , fi vifble dans la vallée de Chamouni , ma » fervi de repaire pour tout ce qui regardoit cette « partie ; & la fécondé, vifble de C autre côté de La
( * ) ProfelTeur d’Artronomie.
IV
Avertissemen T.
» chaîne centrale^ lioit la vallée cCAojle avec celle de » Chamouni.
» Deux hafes, mefurées , tune dans cette dernUre w vallée , l'autre fur le glacier de Taléfre , m'ont » procuré le détail nécejjaire , & le rejle a été placé » par les méthodes ordinaires des relevemens pris avec » la bouffole , lorfquon a déjà des pofitions connues.
» Quant au defjin , tejl la partie foible ; la pro- i> Jeclion employée dans les cartes militaires ne ren- ») doit point l'effet d^un fol aufji fortement découpé » & haché que celui dont il falloit donner Vidée. w J'ai fuppofé le fpeclateur toujours au midi, & » regardant le pays à vue d'oifeau fous une incli- » naifon de 45" degrés. Il en réfulte quelques inco- » hérences entre la partie géométrique & t effet phyfque » de la carte , mais ce font toujours les fommités » dont la pojition doit être confédérée comme la plus » exacte ,& le pays fera du moins reconnoiffable aux » voyageurs. Je l'ai dreffée fur la même échelle que les » cartes de détail de la France exécutées par l'Aca- » démie. Je ne fais fi fon étendue permettra au gra- » veur de lui laijfer ces proportions. »
A Geneve, cc 4 Avril 178^.
CONTINUATION
' h>>
CONTINUATION
DU VOYAGE
AUTOUR
DU MONT-BLANC.
CHAPITRE XII L Le Montanvert.
J E reprends le fil du Voyage que j’avois interrompu , pour décrire la montagne du Buet , & pour donner un apperçu des réful- tats de mes recherches fur les granits.
§. 606. Les obfervations que nous fîmes fur la cime du Buet , le 13 Juillet 1778, nous y retinrent pendant deux heures ; nous mîmes le double de ce teins à redei- cendre au village de la Paya, & nous revîn- mes encore de là çoucher à Chamouni , Tome II T. A
Retour du Buet à Cha- moiini.
2 Le Montanvert.
où nous n’arrivâmes que vers les onze heures du loir.
Le mauvais tems nous y retint le lende- main & le llirlendemain matin ; nous em- ployâmes ce tems à mettre au net les notes de nos obfervations , & à faire fur l’air du Buet les expériences comparatives dont j’ai rendu compte dans le premier volume.
Mais le If après midi, le tems paroiflant bien rétabli , nous réfolùmes d’aller coucher fur le Montanvert , afin qu’en partant de là le lendemain de grand matin , nous euffions le tems de pénétrer jufques au fond de la- grande vallée de glace.
Ce que §• ^'oy. Ce que les gens de Chaniouni f nomment proprement le Montanvert eft un tanvert. pâturage élevé de 428 toiles au-delTus de la vallée de Chamouni , & par conféquent de 9f4 au-delfus de la mer. Il eft au pied de l’aiguille des Charmos , & immédiatement au-delTus de cette vallée de glace , dont la partie inférieure porte le nom de Ghcier des Bois. On y conduit ordinairement les étrangers , parce que c’eft un fite qui pré- fente un magnifique afpect de cet imnienfc glacier & des montagnes qui le bordent, & parce qu’on peut de là defcendre fur la glace, & voir fans danger quelques-unes
Le Montanvert. ?
des fingularités qu’elle offre. Je crois donc faire plailir aux voyageurs en devinant ce chapitre à décrire avec quelque foin ce qui, dans cette excurfion , me paroît le plus digne de fixer leur attention.
Le chemin, ou plutôt le fende r , qui du On y va Prieuré de Chamouni .conduit au Montan- vert , eft rapide en quelques endroits , mais sûr & fa- mille part dangereux. On fait communément cette route à pied : en allant doucement & en reprenant haleine de tems à autre , on y met environ trois heures ; mais on peut en faire au moins la moitié à mulet, j’ai même vu un gentilhomme Angîois , qui s’étoit foulé le pied , la faire en entier fur une petite mule : il eft vrai que cette mule , étoit d’une force & d’une sûreté tout-à-fait extraordinaires ; mais quant à la première moitié de cette montée , on peut la faire , je le répété , fans aucun danger fur les mu- lets de Chamouni.
§. 608. En allant du Prieuré au I\îon- Fond tanvert, on commence par traverfer oblique- ment le fond de la vallée de Chamouni à vallée de travers des prairies & des champs bien cul- tivés. On remarque l’horifontalité parfaite du fond de cette vallée ; & partout où la terre eft entr’ouverte , on voit que les pre-
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Rocs que l’on ren- contre fur le chemin de l\Ion- tanvert.
'4 Le Montanver t.
mieres couches font des lits horifontaux de limon , de fable & de gravier ; d’où l’on doit conclure que l’Arve a couvert autrefois tout le fond de cette vallée & a élevé ce même fond par l’accumulation de fes dépôts.
609, On entre enfuite dans une forêt mélangée de bouleaux , de fapins & de mé- lefes. On monte au travers de cette forêt par une pente , tantôt oblique & douce , tantôt direêle & rapide , parfeniée des débris de la même montagne. Ce font des blocs angulaires & fouvent rhomboïdaux de roche quartzeufe micacée , mélangée quelquefois de pierre de corne & de cryftaux de feld- fpath. Ces blocs & la terre végétale produite par la forêt ^ cachent le roc vif de la mon- tagne ; on ne le découvre qu’après avoir monté pendant une bonne heure : on le voit alors au fond d’une ravine où les eaux l’ont mis à découvert. Il eil de la même nature que les fragmens que je viens d’indiquer ; fes couches prefque verticales ( I ) furplom-
( I ) On a critiqué l’expreffion de couches vertica- les ^ que j’ai employée dans le premier volume de cet ouvrage. Il eft vrai en effet que cette expreflion eft contradidoire avec l'étymologie , puifqu’on ne peut pas être tout-à-la-fois couche &. debout. Àlais il eft tout aiilff vrai que dans riliffoire Naturelle & dans les Arts , on emploie le mot de couche lorfque l’on veut indi- quer des feuillets fucceffiveinent appofés les uns com,“
Le M 0 n t a n V e u t. f
bent du côté de la vallée de Chamouni, & courent du nord-eft au fud-ouell; parallè- lement à cette vallée.
A quelques pas au-delà de cette ravine on pâlie auprès d’une fontaine , nommée Cailîet , qui efl à moitié chemin du Mon- tanvert : elle ne donne qu’un filet d’eau , mais pure , fraîche , fous des arbres touffus , à l’ombre defquels on prend volontiers quel- ques momens de repos.
Près de là , en s’écartant un peu du fen- tier , on peut voir des rochers intérelfans , que je décrirai ailleurs plus en détail ; ils renferment de l’aniianthe & des cryftaux de feldspath & de quartz.
A une petite heure de marche au-delTus de la fontaine , on traverfe une autre ravine , creufée , non par les eaux , mais par les ava- lanches de neige & pai;,Jes pierres qui fe détachent d’une tête de roche feuilletée qui la domine. Cette tête eft toute compofée de
les autres , fans avenir aucun égard à la pofition de ces feuillets relativement à l’horifon. Ceux mêmes qui l’ont critiqué s’en font fervis pour défigner les feuillets dont eft compofé le bois d’un tronc d’arbre ; quoique ces feuillets, tout-à-la-fois cylindriques & verticaux , relfem- blent encore moins à des couches proprement dites. Je ne craindrai donc pas d'employer cette expreflion, qui cft claire , commode & confacrce par l’ufage.
A 3
6
Le Montanvert.
Belles
roches
feuille-
tées.
grandes pièces rhomboïdales ou du moins polyhedres , qui femblent n’avoir entr’elles aucune liailbn ; il s’en détache prefque con- tinuellement des morceaux grands ou petits ; on avertit ceux qui paiTent dans cet endroit de ne faire aucun bruit , même de ne pas parler trop haut , de peur que l’ébranlement de l’air ne fade tomber quelque fragment de rocher. J’ai eifayé quelquefois de tirer là en l’air un coup de piftolet, & j’ai tou- jours vu quelques fragmens tomber immé- diatement après. On peut faire cette expé- rience fans aucun danger , parce qu’on voit venir les pierres d’alfez loin pour avoir le teins de les éviter.
Quand on a traverfé cette ravine pier- reufe , on a le choix de deux fentiers pour aller au Montanvert ; l’un fur la droite , étroit & un peu fcabreux , l’autre large & sûr , mais qui commence par defcendre pour remonter enfuite , & qui eil par conféquent plus long & plus fatiguant.
(J. 6lo. Immédiatement avant d’arri- ver , on laide fur fa droite , un peu au-def- fus du fentier , des rochers compofés de grands feuillets plats qui furplombent du coté de la vallée de Chamouni , comme ceux que nous avons déjà obfervés en montant.
Le Montanvert. 7
Ces rochers font d’une roche feuilletée très- dure , compofée de petits grains de quartz , de feldspath & de mica. Les couches parfai- tement planes & bien prononcées font avec l’horilbn un angle de degres , en def- cendant au fud-elt, & en courant par con- féquent du nord-elt au fud-ouelL Leur épaiflfeur varie depuis fix lignes jufqu’à un pied , & elles font coupées fous des angles prefque droits par des fentes à-peu-près pa- rallèles , qui traverfent plufieurs couches de fuite dans la même diredion , & qui font , avec riiorifon , des angles d’environ 3 T degrés.
Lorsque je voulus détacher avec le mar- teau des fragmens de ces couches , je les vis fe rompre d’eux-mêmes , exadement fous la forme que les cryftaux de feldspath ont or- dinairement dans le granit, celle d’un prifine prefque redangulaire , coupé obliquement à fes deux extrémités par deux plans parallè- les entr’eux.
Pour peu que l’on y réfléchiUe, on coin- Raifon prendra que la forme des cryllaux qui en- trent dans la compofition d’une roche doit leurs ^ induer fur la forme que prennent fes frag-b'^S- mens , furtout lorfque ces cryftaux font com- pofés , coninis ceux du lêldspath , de feuü-
A 4
8 Le Montanvert."
lets plans furperpofés les uns aux autres. Car comme il eft plus facile de féparer ces feuillets que de les rompre , chaque cryftal fe divife plus volontiers parallèlement aux plans de ces feuillets que dans toute autre diredion. De même donc qu’un fimple trait, fait avec la pointe d’un diamant, détermine la glace la plus épailTe à fe rompre fuivant la diredion de ce trait ; des roches , dans la compofition defquelles entrent des cryftaux feuilletés , doivent fe rompre parallèlement aux feuillets de ces cryftaux, & par confé- quent les fragmens de ces roches doivent prendre des formes femblables à celles de ces mêmes cryftaux.
Vue du 6^11. En montant au Montanvert, on ^ toujours fous fes pieds la vue de la vallée de Chamouni , de l’Arve qui l’arrofe dans toute fa longueur, d’une foule de villages & de hameaux entourés d’arbres & de champs bien cultivés. Au moment où l’on arrive au Montanvert , la fcene change ; & au lieu de cette riante & fertile vallée , on fe trouve prefqu’au bord d’un précipice , dont le fond eft une vallée beaucoup plus large & plus étendue , remplie de neige & de glace , & bordée de montagnes coloflales, qui étonnent par leur hauteur & par leurs
Le M 0 n t a n V e r t.' 9
formes, & qui effraient par leur ftérilité & leurs efcarpemens.
Ce glacier defcend jufques dans la vallée de Chamouni , où on le nomme le Glacier .des Bois , du nom d’un hameau près duquel il fe termine : c’ell; de fon extrémité inférieure que fort le torrent de l’Arveiron. A fon extré- mité fupérieure , il paroît fe divifer en deux grandes branches , dont l’une s’élève du côté de l’eft , & prend le nom de Glacier de Lcchaiid ; l’autre remonte au fud-oueft , paffe derrière les aiguilles de Chamouni, fe réu- nit aux glaces qui defcendent de la cime du Alont- Blanc, & fe nomme le Tacul. On voit du Montanvert ces deux branches fe féparer au pied d’une haute montagne , qui fe nomme les Feriades.
La petite portion de ce glacier , que l’on découvre du haut du Montanvert , a au moins deux lieues de longueur fur une demi- lieue de largeur ; mais à l’œil , on ne lui don- neroit pas le quart de cette étendue , parce que les maffes des montagnes qui la bordent lont fi grandes qu’elles écrafent & rapetif- fent tout ce qui en eft près.
La furface du glacier , vue du Montan- vert , reffernble à celle d’une mer qui auroit été fubitement gelée , non pas dans le mo-
L’ Aiguil- le du Dru.
lo Le Montanvert.
ment de la tempête , mais à Tinflant où le vent s’eft calmé , & où les vagues , quoique très - hautes , font éniouflees & arrondies. Ces grandes ondes font à-peu-près parallèles à la longueur du glacier , & elles font cou- pées par des crevalfes tranfverfales qui pa- roiffent bleues dans leur intérieur , tandis que la glace paroît blanche à fa furface extérieure.
§. 6 12. Entre les montagnes qui do- minent le glacier des Bois , celle qui fixe le plus les regards de l’obfervateur eft un grand obélifque de granit , qui eft en face du Montanvert , de l’autre côté du glacier. On le nomme V Aiguille du Dru ; & en effet , la forme arrondie & exceflîvement élancée , lui donne plus de reffemblance avec une aiguille qu’avec un obélifque ; fes côtés fem- blent polis comme un ouvrage de l’art , on y diftingue feulement quelques afpérités & quelques fentes redilignes, très- nettement tranchées. Si , comme je l’ai dit , quelques- uns de ces pics peuvent être comparés à des artichaux compofés de grands feuillets pyra- midaux , ce cône feroit le cœur d’un de ces artichaux.
La hauteur de ce pic , au-defl'us de la vallée de Chamouni , a été mefurée trigono-
II
Le Montanvert.’
métriquement par M. Pictet ; il l’a trouvée de 1422 toifes.
Il eft abfolument inacceffible dans toute fa hauteur ; ainfi 011 eft réduit à l’obferver avec le télefcope. C’eft ce que je fis en 1775 avec M. le Chevalier Hamilton , qui avoit fiât porter fur le Montanvert une grande lunette achromatique. Nous vîmes que ce cône alongé , dont la pointe eft caftee , eft couronné de quelques gros frag- mens entaffés fans ordre. Sous ces fragrnens le haut de l’aiguille nous parut un alfem- blage de grandes aflîfes horifon taies , com- pofées de pièces reftangulaires comme un ouvrage de maçonnerie ; ces aflîfes fe répé- toient dix ou douze fois de fuite ; mais de là jufques âu bas , on ne retrouvoit plus de veftiges de ces couches , & la plupart des fentes qui divifoient le bloc énorme de granit dont ce pic eft compofé , paroiflbient obli- ques & irrégulières.
§. 6'I3- Cette même montagne met Grada- fous les yeux un bel exemple de ces grada- tion en- tions entre les roches feuilletées & les granits granits dont j’ai parlé dans le Vol. Ç. f6‘7. Si*lssro. l’on confidere l’aiguille du Bochard que l’on feullle- voit du Montanvert fur Lii gauche du Dru cées.
& au-deflüus de lui, on verra que cette
Dcfccnte du ]\lon- tanvert
12 Le Montanvert.
montagne , dans fa partie la plus baffe , a fps couches minces , fon arrête fupérieure éniouffée & fes crénelures larges & arron- dies ; mais peu-à-peu , à mefure qu’elle s’ap- proche du Dru , l’arrête devient plus vive , les crénaux mieux prononcés & plus pro- fonds ; & au-delà du Dru, où tout ell gra- nit, les arrêtes font extrêmement faillantes, les angles vifs & tranchans.
Ces différentes roches font compofées de feuillets à-peu-près verticaux , dont la direc- tion eft très -extraordinaire. Ceux que l’on voit le pins à la gauche de l’aiguille du Dru courent à-peu-près du nord au fud parallèle- ment à la vallée de glace ; mais ceux qui les fuivent , en tirant à la droite , changent graduellement de direêtion , jufqu’au point de devenir perpendiculaires à cette même vallée ; & paffé l’aiguille du Dru , ils conti- nuent de tourner toujours dans le même fens & redeviennent enfin de nouveau paral- lèles à la même vallée ; enforte que la feclion horifontale de ces couches repréfenteroit les rayons d’un demi-cercle , dont le centre ne feroit pas éloigné de celui de l’aiguille du Dru.
614. Lorsque l’on s’eft bien rcpofé fur la jolie peloufe du Montanvert, & que
Le Montanvert. 13
Ton s’eft ralTafLé , fi l’on peut jamais l’être , du grand fpeclacle que préfente ce glacier & les montagnes qui le bordent , on def- cend par un fentier rapide entre des rhodo- dendrons , des mélefes & des aroles , jiif- ques au bord du glacier. En defcendant, on paffe fur le penchant de plufieurs grandes tables ou couches d’une roche feuilletée , femblable à celle que j’ai décrite plus haut, §. 6lO; ces couches font un angle de 70 degrés avec l’horifon , s’appuient contre le corps de la montagne du Montanvert, & courent à-peu-près comme le glacier , c’elt- à-dire , du nord au fud. Elles font minces , peu régulières , quelques - unes cependant fort étendues. Elles font coupées par des fentes à -peu -prés perpendiculaires à leurs plans , & qui fouvent traverfent plufieurs couches de fuite. Ces fentes font pour la plupart horifontales , il y en a cependant d’obliques ; on en voit aufiî , ce qui eft très- remarquable , qui fe terminent dans le milieu d’une couche , fans la traverfèr dans toute fon étendue. Je ferai voir dans la fuite combien la confidération de ces fentes peut répandre de jour fur la grande quellion de la lituation primitive de ces feuillets verticau>f.
au gla- cier.
Le gk' cier vu de plus près.
14 Le Montanvert."
§. 6‘I f . Au bas de cette pente , on trouve ce qu’on appelle la Moraine du Glacier , ( $. f 35. ) ou cet amas de fable & de cail- loux qui font dépofés fur les bords du gla- cier , après avoir été broyés & arrondis par le roulis & le frottement des glaces. De là on palTe fur le glacier même , & s’il n’eft pas trop fcabreux & trop entrecoupé de grandes crevalfes, il faut s’avancer au moins jufques à trois ou quatre cents pas pour fe faire une idée de ces grandes vallées de glace. En effet , fi. l’on fe contente de voir celle-ci de loin, du Montanvert, par exemple, on n’en diftingue point les détails ;fes inégalités ne femblent être que les ondulations arron- dies de la mer après l’orage ; mais quand on eft au milieu du glacier , ces ondes paroifient des montagnes , & leurs intervalles femblent être des vallées entre ces monta- gnes. Il faut d’ailleurs parcourir un peu le glacier pour voir fes beaux accidens, fes larges & profondes crevaflés , fes grandes cavernes , fes lacs remplis de la plus belle eau renfermée dans des. murs tianfparens de cou- leur d’aigue marine ; fes ruideaux d’une eau vive & claire , qui coulent dans des canaux de glace , & qui viennent fe précipiter & for- mer des cafcades dans des abîmes de glace.
Le Montanvert. If
«
§. 5l(5. Je ne confeillerois cependant pas d’entreprendre de le traverfer vis-à-vis du JMontanvert, à moins que les guides n’alTu- rent qu’ils connoifl'ent l’état aéluel des gla- ces , & que l’on peut y palFer fans trop de difficulté. J’en courus les rifques dans mon premier voyage en 1760, & j’eus bien de la peine à en fortir : le glacier dans ce mo- ment-là étoit prefque impraticable du côté oppofé au Montanvert , je franchiflbis les fentes qui n’étoient pas trop larges ; mais il fe préfenta des vallons de glace très - pro- fonds , dans lefquels il falloit fe lailfer cou- ler pour remonter enfuite du côté oppofé avec une fatigue extrême : d’autres fois , pour traverfer des crevalfes extrêmement larges & profondes , il me falloit palier comme un danfeur de corde fur des arrêtes de glace très - étroites , qui s’étendoient de l’im des bords à l’autre. Le bon Pierre Simon, mon premier guide fur les hautes Alpes , fe repen- toit bien de m’avoir lai lié engager dans cette entreprife ; il allpit , venoit , clierchoit les paflàges les moins dangereux , taüloit des efcaliers dans la glace, me tendoit la main lorfque cela étoit poffible , & me donnoit en même temps les premières leçons de l’art, car c’en elt un , de pofer convenablement
Il eft quelque- fois diffi- cile à tra- verfer.
l6 Le Montanvert.
les pieds , de porter fon corps & de s’aider de fon bâton dans ces partages difficiles. J’en fortis pourtant fans autre mal que quelques contufions que je m’étois faites en me laif- fant dévaller volontairement fur des pentes de glace très-rapides que nous avions à def- cendre. Pierre Simon defcendoit en fe glirtant debout fur fes pieds , le corps pen- ché en arriéré & appuyé fur fon bâton ferré ; il arrivoit ainfi au bas de la glace fans fe faire aucun mal. Les voyageurs qui fe trou- veront près de ces ravines , feront bien d’en- gager quelqu’un des guides à fe gliffer de cette maniéré dans quelqu’endroit où il ne puifle courir aucun danger; on fera étonné de la hardierte avec laquelle ils defcendent ainfi des pentes de glace d’une rapidité effrayante, & de la jurterte avec laquelle ils retardent ou accélèrent leur marche & s’ar- rêtent même quand ils le veulent, en enfon- çant plus ou moins dans la glace la pointe de leurs bâtons. Cet exercice ert beaucoup plus difficile qu’on ne le croiroit d’abord à il faut faire bien des chûtes avant d’avoir acquis la precifion dont il ert fufceptible. La vignette qui ert au haut de la page 3 ^ f du Ier. vol. repréfente un homme qui fe gliflê de cette maniéré fur la neige.
§. ^17.
Le M 0 n t a n V e r T. I7
517. Après avoir traverfé le glacier
, 1 1, • -M J -r\ 1 aiguille
je remontai vers le pied de 1 aiguille du Uru , je vis par les fragmens qui en tombent , qu’elle eft compofée , comme on en juge très- bien de loin j d’un beau granit à grands cryftaux de feldspath.
Je me repofai enfuite dans des pâturages que l’on nomme le plan de V aiguille du Dru. Comme on ne peut parvenir à ces pâturages qu’en traverfant le glacier , toute la com- munauté qui veut y conduire fes beftiaux fe raffemble au commencement de l’été pour leur frayer une route fur la glace / on y con- duit ainfi un certain nombre de genilfes & une ou deux vaches à lait pour la nourriture de leur gardien. Elles' relient là jufques au commencement de l’automne , où l’on va de nouveau leur frayer un chemin pour le retour ; car celui qu’on avoit fait pour les ramener eft fouvent détruit quelques heures après par le mouvement continuel de la glace. Le berger lui-même ne defcend au village qu’une ou deux fois dans la faifouj pour chercher fa provilîon de pain , & tout le refte du temps 11 demeure parfaite- ment feul avec fon troupeau dans cette affreufe folitude. Lorfque je fus là en 1760, je rencontrai le berger ; c’étoit alors un Tomé IlL B
I8 Le M 0 n t a n V e r t.
vieillard à longue barbe, vêtu de peau de veau avec le poil en dehors , il avoit l’air aulh fauvage que le lieu même qu’il habi- toit, il fut très-étonné de voir un étranger, & je crois bien que j’étois le premier dont il eût reçu la vilite ; j’aurois fouhaité qu’il lui reftât de cette vifite un fouvenir agréable; ' mais il ne defiroit que du tabac , je n’en avois point , & l’argent que je lui donnai ne parut lui faire aucun plaifir. c/ïon* ^ ^ trouve fur le Montanvert
tanverc. & bord du glacier plufieurs belles plan- tes Alpines , comme Pedicularis rojîrata , Chryfanthemwn alpimim , Viola cenijia , Viola biflora , Potentilla aiirea , Geum montanum , Veronica alpina , Veronica aphylla , Enipe- trum nigriim , Bartjîa alpina , Jimciis tri- fidus , Phyteurna hcmifphccrica , Saxifraga cimeifolia , Saxifraga hryoides, Riimex digynus, Arenaria gramiiflora , Cnicus fpinojijjhmis , Trifolium alpinnm , Alchimilla alpina, Alcbi- milia pentapbylles , Acbillea genipi , Hall. n®. 112. ( I ) Dans la forêt en montant au
( I ) Cette efpece à'Adiiîlea n a point été décrite par le célébré LinnÉ ; il l’a confondue avec VAchillea atratü, dont elle ditlere cependant beaucoup. Elle a la côte de la feuille moins large, les toliolcs moins ferrées , (S pointillées de petites excavations : les écaillés du calice moins noires, & enfin une odeur plus aroma-
Le MoNtANVERT. 19
iMontanvert , on trouve Ajîrantia ' alpina , Chryfofpleiiiiim alternifolium , Achillea macro-^ phylla , Saxifraga rotiindifolia , Saxifraga cimeifolia, Tuijilago alpina Eupbrajice officl- nalis varietas minima fore luteo , les trois el'peces de P^acciniuiH y Vitis idcea, tdigino-^ ftim & niyrtillits.
Les bayes de celui-ci portent à Chaniouni le nom d'embmnes , on en tire en Sue de une fort bonne teinture violette ( Acad, de Suede, I74<5); mais dans nos Alpes on ne fait pas en faire cet ufage ; on fe contente de les manger, ou crues, ou cuites, avec du pain & des pommes de terre ; les EcoHbis , qui en ont aulTi dans leurs montagnes, ont appris aux aubergiftes de Chamoani à en faire des tartes , qui font alfez bonnes. Ils mangent auffi , mais feulement crues , les bayes des deux autres efpeces , & furtout celles de la Fitis idita , quoiqu’elles foient d’une acidité prefque infupportable.
On trouve aufii dans les prairies , entre les bois & fur toute la pente de la montagne dont le Alontanvert fait partie , une herbe
tique & plus agréable. C’eft le Gcnipi des Siiiues y mais en Savoie on la nomme Genipi bâtard , & on donne le nom de vrai Genipi à une petite abl/nthe , qui eft VArteniiJia rupejhis.
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2o Le Moîï-rAKVERT,
médicinale qui eft aéluellement fort en vogue. C’eft l'Arnica montana. Les payfans de Chamouni ne connoifTent point fes vertus ; mais comme ils ont obfervé que fes feuilles ont une odeur approchante de celle du tabac, ils les font fécher & s’en fervent par écono- mie en guife de tabac à fumer.
On voit enfin fur la pente de la monta- gne , entre Montanvert & le glacier , quel- ques pins des hautes Alpes , connus des ' botaniftds fous le nom de Pinus cembra ; on les nomme Alviez dans le Briançonnois, & Aroles en Savoye. Cet arbre elt remarquable en ce que c’eft de tous les conifères, celui qui peut vivre à la plus grande hauteur : on le trouve dans les montagnes à une éléva- tion à laquelle les mélefes , & à plus forte taifon les autres arbres ne peuvent point 'troitre. Les amandes que renferment fes pignons font moins longues , mais bien aufii groftes que celles des pignons du pin cul- tivé ; & leur goût ainfi que leurs propriétés font à-peu-près les mêmes. Le bois de cet arbre eft extrêmement tendre & il n’a pref- que point de fil , ce qui le rend très-propre à la fculpture. Les bergers du Tyrol, qui le trouvent en abondance fur leurs Alpes , en font divers ouvrages de fculpture qu’ils
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Le Montanvert.
vont ‘vendre au petit peuple des villes de la Suiflfe , qui n’étant pas accoutumé à des par- fums bien recherchés , trouve agréable l’o- deur forte & rélineufe que ce bois exhale.
Linné & d’autres botaniiles l’ont con- fondu avec le pin de Sibérie , qui a divers caraéteres communs avec lui ; mais qui en dilfere pourtant elfentiellement , comme l’ont très, bien vu MM. du Hamel & de Haller,
Car le pin de Sibérie eft élevé , droit , élancé , pouffe peu de branches latérales , tandis que le nôtre eft petit , noueux & fouvent difforme. Le bois de celui de Sibé- rie eft fans odeur , au lieu que le nôtre en a une très - forte. ' Leurs fruits font aufîi différens.
§. 619. En revenant du Montanvert au Retour Prieuré de Chamouni , fi l’on ne veut pas
^ tcinvert.
faire deux fois le même chemin & que l’on ne craigne pas une defcente rapide , on peut, en fuivant d’affez près le glacier, defcendre par une pente que l’on nomme la Felia. On arrive au bas du glacier, & l’on voit l’Ar- veiron en fortir par une arche de glace.
Mais ce morceau eft affez intéreffant pour mériter un chapitre féparé.
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22 Source de l’Arveiron.
L’Arvei-
ipn.
Voiite de gliicc.
CHAPITRE XIV.
Source de VArveiron.
§. 620. L’Arveiron eft un torrent confidérable qui fort de l’extrémité inférieure du glacier des Bois par une grande arche de glace , que les gens du pays nomment Vembouchtire de VArveiron , quoiqu’au vrai ce foit-ià fa fource , ou du moins le premier endroit où il fe montre à découvert.
On peut y aller, comme je l’ai dit, direc- tement en defcendant du Montanvert, mais c’eit une route h fatigante par fa rapidité , que je ne faurois la confeiller. En y allant au contraire du Prieuré , c’elt une prome- nade charmante d’une petite heure , toute de plain pied , que l’on peut même faire en voiture , en traverlànt de belles prairies une fuperbe forêt.
C’est un des objets les plus dignes de la curiohté des voyageurs. Que l’on fe figure une profonde caverne , dont l’entrée eft une voûte de glace de plus de cent' pieds d’élé- vation, fur une largeur proportionnée ; cette caverne eft taillée par la main de la nature.
Source de l’Arveiron. 23
au milieu d’un énorme rocher de glace , qui , par le jeu de la lumière , paroît ici blanche & opaque comme de la neige ; là , tranl'pa- rente & verte comme l’aigue marine. Du fond de cette caverne fort avec impétuofité une riviere blanche d’écume , & qui fouvent roule dans fes flots de gros rochers de glace. En élevant les yeux au-deOTus de cette voûte, on voit un immenfe glacier , couronné par des pyramides de glace , du milieu defquel- les femble fortir l’obélifque du Dru . dont la cime va fe perdre dans les nues : enfin , tout ce tableau efl; encadré par les belles forêts du Montanvert & de l’aiguille du Bochard; & ces forêts accompagnent le glacier jufques à fa cime qui fe confond avec le ciel.
Le lieu où l’on jouit de ce fpedacle efb extrêmement fauvage , depuis que les glaces ont beaucoup diminué ; ce font des amas de fable & de blocs dépofés par le glacier ; on n’y voit aucune verdure ; mais il y a fept ou huit ans que le glacier defcendant beaucoup plus bas , cette voûte fe trouvoit auprès d’une forêt de mélefes , dont le fond étoit un beau fable blanc, relevé par des touffes des belles fleurs rouges de VEpilo- bitiiii , N”. looi de Haller (I); par les
(i) Sans doute que Linné n’avoit point vu cet
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11 eft dange- reux d’y entrer,
24 Source de l’Arveiron.'
fleurs étoilées du Semperviviim arachnou deum, & par celles de la Saxifraga atitumnalis.
§.•621. On a quelquefois la curiofité d’entrer dans cette caverne , & on peut en effet s’y enfoncer affez avant, lorsqu’elle eft large , & que l’Arveiron ne la remplit pas entièrement; mais c’eft toujours une témé- rité , parce qu’il fe détache fréquemment de grands fragmens de fa voûte. Lorfque nous fûmes la vifiter en 1778 , nous remarquâmes dans l’arche qui forn oit l’entrée de la voûte, une grande crevaffe prefqu’horifontale , cou- pée à fes extrémités par des fentes verticales : il étoit aifé de préfumer que toute cette pieçe fe détacheroit bientôt ; effedivement , on entendit dans la nuit un bruit femblable à un coup de tonnerre. Cette piece , qui for- moit la clef de la voûte , étoit tombée & avoit entraîné par fa chûte celle de toute la partie extérieure de l’arche ; cet amas de glace fufpendit pendant quelques momens le cours de l’Arveiron : fes eaux s’accumu-
epilohium , puifqu’il le confondoit avec Vangujlifolium. Celui de l’Arveiron , qui n’eft point rare dans le lie des torrens des Alpes, différé àcV angujii folium par fa tige iigneufe, par fes feuilles étroites, charnues, par des glandes faillantes fur leurs bords , par la fleur , dont iq couleur eft beaucoup plus vive, par des filiques moins plongées , par un port entièrement different , dsce.
Source de l’Arveiron.
ïerent dans le fond de la caverne, & rom- pant enfuite tout-à-coup cette digue , elles entraînèrent avec violence tous ces grands blocs de glace , les briferent contre les rochers dont eft parfemé le Ut du torrent, & en charierent des fragmens à de grandes diflances. Nous vîmes le lendemain , avec une efpece d’effroi , la place où nous nous étions arrêtés la veille , couverte de grands quartiers de ces glaces. '
§. 622. C’est ainfi que cette voûte fe détruit , & c’eft ainfi qu’elle fe forme. En hiver , il n’y en a point du tout ; l’Arveiron , alors très-petit , fort en rampant de delTous la glace, qui defcend en talud jufques au niveau du terrain ; mais lorfque les chaleurs enflent les eaux de ce torrent , & facilitent la défunion des parties de la glace , il ronge par les côtés les glaces qui gênent fa fortie ; alors celles du milieu n’étant plus foutenues , tombent dans l’eau qui les entraîne , & il s’en détache ainfl fucceflîvement des mor- ceaux jufqu’à ce que la partie fupérieure ait pris la forme d’une voûte , dont les parties lé foutiennent mutuellement. Cette voûte change. d’un jour à l’autre ; quelquefois elle s’écroule en entier , mais il s’en reforme bientôt une nouvelle.
Com- ment cet- te voûte fe forme.
Le gla- cier pa- roitavüir iceiile.
26 Source de l’Arveiron.
On demandera peut-être pourquoi ce placier eft le feul qui foit terminé par une arche de glace de cette grandeur & de cette beauté : c’eft qu’il eft le feul , du moins à moi connu , qui ait à fon extrémité infé- rieure des glaces d’une aulli grande épailfeur 8c d’une telle confiftance , qui fe termine fur un plan horifontal , & dont il forte un tor- rent aulli confidérable. Car il faut toutes ces conditions réunies pour produire une belle arche. En effet , fi , par exemple , le glacier vient fe terminer fur un plan fort incliné, comme cela arrive très - fouvent , le moin- dre mouvement du glacier culbute les gla- çons , & ne lailfe pas à la voûte le tems de fe former : s’il ne fort que peu d’eau du glacier , la voûte elf nécelfairement étroite & bafie à proportion , parce que c’eft la lar- geur du torrent qui détermine celle de la voûte , & par cela même fa hauteur : fi enfin fa glace eft mince ou fragile , la voûte ne peut, avoir ni grandeur, ni folidité.
623. Cette voûte de glace n’elf point toujours également belle , ni également gran- de ; elle n’elt pas non plus conltamment à la même place , parce que le glacier s’avance quelquefois dans la vallée , & d’autres fois fe retire. Les fragmens de granit qu’il a dépofés.
Source de l’Arveiron. 27
témoignent qu’il defcendoit autrefois de ce côté-là beaucoup plus bas qu’il ne fait aujour- d’hui. On voit aulfi à l’oueft du glacier une colline calcaire , que je décrirai dans la fuite , jufqu’au fommet de laquelle on trouve des blocs de granit arrondis , parfaitement fem- blables à ceux que le glacier charie aduel- lement, & qui prouvent que le glacier s’eft une fois élevé jufqu’à la hauteur de cette colline. Il paroît même que cette montagne fut un obltacle qui arrêta les progrès du glacier de ce côté -là ; car plus au nord- oueft , là où finit cette barrière , on trouve des vertiges du glacier, beaucoup plus avant dans la vallée. C’ert une obfervation que j’ai faite dans mon dernier voyage en 1784» & qui m’avoit échappé dans tous les autres. Sur la route du Prieuré à Argentiere , un peu avant d’arriver à la chapelle des Tines , je remarquai près du chemin une portion d’enceinte , formée par un entalfement de blocs de granit arrondis ; j’examinai atten- tivement la nature & la fituation de cette enceinte , & je reconnus de la maniéré la plus indubitable que c’étoit une ancienne limite du glacier des Bois , qui s’étoit autre- fois avancé julqucs-Ià. Je melurai en droite ligne la dillance à laquelle il fe tient aèluel-
On peut vérifier ici plu- fiems points de lathéorie des gla- ciers.
28 Source de l’Arveiron.
lement de cette limite , & je trouvai fOO de mes pas, ce qui fait 13 a 1400 pieds. On ne fe fouvient point à Chamouni d’avoir vu là le glacier ; les mélefes qui y ont crû , prouvent par leur air de vétufté qu’il y a bien long-tems que le glacier a abandonné cette place ; de même que leur trifte & mai- gre figure indique la ftérilité connue des ter- rains qui ont été occupés par les glaces. Les grands blocs de grajiit parfemés & ren- fermés dans l’intérieur de cette enceinte , fans qu’on en Voie aucun au - dehors , & leur relfemblance avec ceux qui font aâuel- lenient au pied du glacier , démontrent que c’eft lui qui les a dépofés. Si donc on trouve des exemples de l’accroilTement des glaciers, en voici un bien frappant de leur diminu- tion ; & nous en verrons bien d’autres dans le cours de ces voyages.
§. 624. Ceux qui ne fe fendront pas les forces néceifaires pour gravir jufques au haut de quelque glacier , pourront vérifier au pied de celui-ci plufieurs des principes que j’ai pofés fur leur formation. Ils verront que leur glace eil d’une efpece particulière , remplie de petites bulles , femblable en tout h de la neige qui s’efi: gelée après avoir été imbibée d’eau. Ils verront qu’elle eft , içi en
Source de l’Arveiron. 29
grandes maffes , fans aucun veitige de cou- ches ; là , divifée par couches très - épaiffes ; ils verront que fa ftruèlure n’indique point une formation lente par une appofition fuc- celfive de lames ou de petits feuillets ; ils trouveront la preuve de fou mouvement progreffif dans les blocs de pierre qu’elle charie , pierres qui ne font point de la nature de celles des montagnes qui bordent le bas du gjacier , mais des granits qui ne fe trou- vent que dans les hautes ciiAes qui domi- nent fes parties les plus élevées : on a même conftaté par des alignemens la réalité de ce* mouvement progreflif. Ils comprendront enfin que c’eft le renouvellement de ces glaces , produit par leur mouvement pro- greffif, qui perpétue leur exiftence dans le fond d’une vallée alfez chaude pour entre- tenir la plus belle végétation.
62') . Les blocs de pierre dont elfl; Réfie- chargé le bas de ce glacier invitent à une
^ ^ lo^lQUC.
réfiexioii allez importante. Lorfque l’on • confidere leur nombre , & que l’on penfe qu’ils fe dépofent & s’accumulent à cette extrémité du glacier à mefure que fes glaces fe fondent , on eft étonné qu’il n’y en ait pas des amas beaucoup pins confidérables.
Et cette obfervation , d’accord en cela avec
Sable
aurifère.
50 Source de l’Arveiron.
beaucoup d’autres que je développerai fuc- celTivement , donne lieu de croire , comme le fait M. De Luc , que l’état aéluel de notre globe n’eft point aufli ancien que quelques philofophes l’ont imaginé.
626. Mais ce glacier ne charie pas feulement des pierres. Le fable de l’Arvei- ron qui en fort, contient de l’or, & même quelquefois en allez grande quantité. J’en avois ramafle en 176^1 dans une de ces petites anfes où la nature , par une opé- ration femblable à celle du lavage des mines , ralfemble les parties les plus pefantes & les plus riches. Qiielque tems après mon retour, un orfevre , qui avoit établi fur le Rhône des moulins à lavures , vint me dire que fes moulins n’étant pas tous occupés , il defi- reroit trouver un fable qu’il pût palTer dans fes moulins', avec quelque efpérance de profit. Je lui parlai de celui de l’Arveiron , & lui donnai l’échantillon que j’en avois rapporté. Au bout de deux ou trois jours , cet homme revint avec une émotion qui lui laifibit à peine la liberté de parler ; il me dit qu’il venoit de faire l’eflai de ce fable , & que fi je pouvois lui indiquer exaclement le lieu où je Pavois pris, & lui en faire avoir une certaine quantité , il y auroit de l’or
Source de L’ARVEinaN. 31
pour lui , pour moi , & pour tous ceux qui en voudroient. Je lui donnai tous les renfeignemens nécelTaires ; il alla fur-lc- champ , en chargea plulieurs mulets , le pafîa à fes moulins , mais n’en retira pas même fes fraix. L’or étoit diftribué dans ce fable avec une extrême inégalité , quelquefois 011 en trouvoit allez dans une petite portion , d’autres fois un fac entier n’en donnoit qu’une quantité imperceptible. J’en ai moi- même ramalfé depuis dans les mêmes en- droits où j’avois trouvé celui qui avoit donné de fi grandes efpérances : j’en fis l’elfai fui- vant les réglés de l’art ; & j’obtins fur une demi-once de fable un bouton d’or , pâle , allié d’argent , lirais fi petit que la balance la plus mobile ne pouvoit pas en apprécier le poids. Il eft vraifemblable que cet or ell entraîné par des avalanches , ou par des torrens qui fe jettent dans le glacier , & dont la chute n’étant point régulière ne fau- roit donner conftamment la même quantité.
4'^
32 Glacier des Bois
Château du Mon- tanvert.
CHAPITRE XV.
J'^oyage au haut du glacier des Bois ^ au glacier du Taléfre.
§. 6’27- J’ai dit plus haut, §. 609, que le If de Juillet nous étions venus , M. Trembley, M. PicTÉT & moi, coucher au Montanvert , afin de pouvoir partir le len- demain au point du jour & pénétrer jufqu’au fond de la vallée de glace.
Mais où couche-t-on fur le Montanvert? On y couche dans un château ; car c’eft ainfi que les Chamouniards , nation gaie & rail- leufe , nomment par défifion la chétive re- traite du berger qui garde les troupeaux de cette montagne. Un grand bloc de granit , porté là anciennement par le glacier, ou par quelque révolution plus ancienne , eit aflis fur une de fes faces , tandis qu’une autre face fe releve en faifant un angle aigu avec le terrain , & lailfe ainfi un efpace vuide au-deffous d’elle. Le berger induftrieux a pris la face faillante de ce granit pour le toit & le plafond de fon château , la terre pour Ibn parquet j il s’elt préfervé des vents
coulis ,
ET DU Taléfre. 55
coulis , en entourant cet abri d’un mur de pierres léchés , & il a lailFé dans la partie la plus élevée un vuide où il a placé une porte , haute de quarante pouces & large de l'eize. Qiiant aux fenêtres , il n’en a pas eu befoin , non plus que de cheminée ; le jour entre & la fumée fort par les vuides que lailTent entr’elles les pierres de la mu- raille. Voilà donc l’intérieur de fa demeure : cet efpace angulaire renfermé entre le bloc de granit , la terre & la muraille , forme la cuifine , la chambre à coucher , le cellier , la laiterie , en un mot tout le domicile du berger de Montanvert.
Il voulut bien nous le céder pour cette nuit & la palier avec nos guides en plein air autour d’un feu qu’ils entretinrent au haut de la forêt. Pour nous , nous étendimes fur le parquet un peu inégal du château , une botte de paille que nous avions fait apporter , & nous dormîmes-là mieux qu’on ne dort fouvent dans des appartemens où l’art & la mollefle ont épuifé toutes leurs relfources. Le lendemain , un peu avant le jour, nos guides vinrent nous réveiller: je dormois alors profondément, & la lumière qu’on nous apportoit par deriiere faifoit briller fi linguliereiiient le bloc de granit, HL C
34 Glacier des Bois
fous lequel nous étions couchés , que je fus quelques momens fans pouvoir comprendre où j’étois & ce que je voyois.
PafTage 628- Nous partîmes à la pointe du Ponts ^ commençâmes par cotoyer
le glacier en fuivant un fentier allez élevé au-delfus de lui. Ce fentier 'eft d’abord sûr & facile; mais à un quart de lieue du Mon- tanvert il fe perd fur la pente rapide que préfentent les plans inclinés des couches d’un granit veiné , femblable à celui que j’ai décrit , 6lo. Les deux premières fois que j’ai palfé là , on ne pou voit placer fon pied que fur quelques inégalités ou dans quelques petites cavités du roc, & fi l’on avoit glilfé , on feroit tombé dans le glacier qui eft au-delfous à une alfez grande profon- deur. Mais, en 1778 dès mon arrivée à Chamouni , j’y envoyai deux hommes, qui pendant notre voyage au Buet , firent jouer quelques mines dans le roc & rendirent ce palfage , linon très - commode , au moins h -peu -près fans danger. Ceux qui iront après nous viliter le fond du glacier, nous auront l’obligation de leur en avoir facilité l’accès.
Il y a deux paffages femblables tout près Tim de l’autre ; on les nomme les Punis.
ET DU TaLÉFRE.
Après les avoir palTés , on va defcendre au bord du glacier , & l’on fuit pendant quel- que temps fa moraine ou l’encaiffenient de pierres & de gravier qui l’accompagne. On paüe là auprès d’une fontaine qui diltille du roc fous une voûte naturelle ; fon eau eft d’une fraîcheur & d’une limpidité admi- rables , & nourrit de belles plantes de Rantin- culîis gîadalis , qui croiifent en groifes touf- fes dans la fente du rocher , Sc tapiffent tout l’intérieur de la voûte.
La , nous voulûmes tenter de cheminer fur le glacier , mais il étoit encore trop feabreux , parce que. le fol fur lequel il repofe eft encore ici trop incliné : car , comme je l’ai dit en traitant des glaciers en général , ils ne font praticables que dans les lieux où leur fituation approche d’étre hori- fontale , & où leurs parties ne font pas défu- nies par la pente & les inégalités du fol.
f. 529. En rentrant fur le terrain , je vois que les montagnes que nous cotoyons mept & qui dépendent de l’aiguille des Channoz granits ne font plus des roches feuilletées, ni des granits veinés , mais des granits en maife.
La grandeur & le poli de leurs faces , les arrêtes vives & tranchantes qui couronnent leurs cimes, ahnonçentde loin leur nature ;
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Route fur le glacier.
36^ Glacier des Bois
& le marteau qui les fonde prouve la jufteiïe de ces indices. Leur ftrudure ne paroît pas d’abord bien diftincle , mais à mefure qu’on avance on voit les grandes tables dont ils font compofés devenir plus régulières , appro- cher davantage du parallélifme , & fe diriger tranfverfalement à la vallée pour courir à- peu-prés du nord-eft au fud-oueft.
§. 630. Enfin le glacier devenant plus traitable , nous y rentrons une heure & demie après notre départ de Montanvert. Ici cependant nous rencontrons une difficulté nouvelle. Il étoit tombé la veille de la pluie , dont les gouttes fe font gelées en tombant fur le glacier & ont formé à fa furface, ordinairement raboteufe , un verglas extrê- mement glilfant ; mais nous armons nos pieds de crampons qui alTurent nos pas & nous permettent d’accélérer notre marche. Nous trouvons bien çà & là quelques cre- valfes un peu larges à franchir, quelques pentes un peu rapides à traverfer le long de ces abîmes , mais cependant nous avançons toujours en nous dirigeant à l’eft - fud - ell pour traverfer obliquement le glacier en le remontant. Nous remarquons , chemin fai- fant , de grands amas de grains de grêle accumulés dans les enfoncemens de la glace.
ET DU Taléfre. 37
Après une bonne demi-heure de marche furie glacier, nous traverfons une arrête de glace chargée de terre , de fable & de débris de rocher. J’ai parlé dans le vol. de ces arrêtes parallèles à la longueur des gla- ciers , que l’on voit fouvent dans le milieu de leur largeur , ou à des diftances plus ou moins grandes de leurs bords. J’ai fait voir . qu’elles font produites par des débris qui du haut des montagnes, roulent fur le glacier,
& qui , entraînés par la glace fur laquelle ils repofent , fuivent comme elle une direc- tion oblique en defcendant tout - à - la - fois vers le milieu & vers le bas de la vallée.
La glace , fous ces arrêtes , efh beaucoup plus clévée que dans leurs intervalles , parce que ces débris accumulés fur elle la préfer- vent de l’aélion du foleil & l’empêchent de fe réduire en eau ou en vapeurs. On voit même en bien des endroits de grands fragmens de rocher , foutenus à 4 ou f pieds au - delTus du niveau du glacier , par des I piedellaux de neige ou de glace , qu’ils ont I empêchés de fe fondre. Mais au contraire 1 les petits débris ifolés fur la glace accélèrent I fa fulion & s’enfoncent au - delfous de fon I niveau. La raifon de cette düFérence eft fort I fimple : la furface fupérieure d’une pierre
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38 Glacier DES Bois
s’échauffe plus au foleil que la glace , à caufe de fa couleur & de fa denfité : fi donc une pierre eft mince, la chaleur que lui donne le foleil la traverfe , & fait fondre la glace fur laquelle elle repofe; mais fi la pierre efb cpaifle , la chaleur ne palfe point au travers , fa furface inférieure demeure froide & pré- ferve même la glace qu’elle couvre.
Dix minutes après nous traversâmes une fécondé arrête plus haute que la première & nous jugeâmes que fous ces débris la glace étoit de 20 ou 2f pieds plus élevée que dans les endroits où l’air & les rayons du foleil agiffent librement fur elle. On ren- contre une troifieme arrête à vingt minutes de la fécondé , & la quatrième , qui eft la derniere, la fuit de très-près.
Ici nous nous trouvons au point où le glacier des Bois fe divife , comme je l’ai dit , f. ô"!! , en deux grandes branches , dont l’une tourne à droite vers le Mont- Blanc , & prend le nom de glacier de Tacitl, & l’autre à gauche fe nomme le glacier de Léchatid. Il feroit fans doute plus intéreffant de fuivre celle de la droite , & de s’appro- cher ainfi du ùlont- Blanc; fes pentes de neige & de glace , qui fe préfentent â nous , femblcnt même n’être ^ point abfolument
ET DU Taléfre. 59
îiiacceflibles : mais ce font des apparences trompeufes : des glaciers entrecoupes de profondes crevafles mafqiiées çà & là par des couches minces de neige défendent les approches de cette redoutable montagne , quoique peut-être en choifiŒinc une année où il feroit tombé beaucoup de neige , & en prenant le temps où cette neige feroit en- core ferme , quelque chalfeur adroit & cou- rageux pourroit tenter cette route.
Comme dans ce moment cette entreprife eh abfolument impraticable , nous fuivons la branche gauche de la vallée , & après deux heures de marche fur k glacier des Bois , nous en fortons au pied de celui du Taléfre , c’elt-à-dire , à l’endroit où celui-ci -vient verfer fa glace dans celui-là qui a changé de nom , & qui s’appelle ici le gla- cier de Lccbaiid.
6^0 A. La vue du glacier du Taléfre Glacier eft ici majeftueufe & terrible. Comme la pente par laquelle il defeend eft extrême- ment rapide , les glaçons fe preftant mutuel- lement drelfent , fe relevent , & prélcntent des tours , des pyramides diverfement incli- ' nées , qui femblent prêtes à écrafer le voya- geur téméraire qui oferoit s’en approcher. ^ ^
1 c C('ii
Four parvenir au Ibmmet de ce glacier, verdc
C 4
T,es égra. iets ou petits degrés.
40 Glacier des Bois
où il eft moins incliné & par cela meme moins inégal, nous graviflbns le rocher qui eft à fa gauche du côté du couchant. Ce rocher fe nomme le Couvercle \ il eft do- miné par une cime inacceffible , qui , fui- vant l’ufage du pays, eft décorée du nom d'aiguille , & en prenant le nom du gla- cier le plus proche , s’appelle l'aiguille du Taléfre.
La pente par laquelle on gravit le cou- vercle eft exceffivement rapide ; on fuit une efpece de fillon creufé dans le roc par la Nature ; quelques pointes de roc auxquelles on fe cramponne , en montant avec les mains , autant & plus qu’avec les pieds , ont fait donner à ce palfage le nom d'egra- lets ou de petits degrés. Ce palîage n’eft cependant point dangereux , parce que le roc , qui elt un granit très-cohérent , permet d’affurer toujours folidement les mains & les pieds ; mais fa rapidité le rend un peu effrayant à la defeente.
Lorsqu’on elt en haut des égralets , 011 fuit une pente beaucoup moins rapide ; on marche tantôt fur du gazon , tantôt fur de grandes tables de granit, & on arrive ainli au bord du plan du glacier de Talétre. On nomme le plan d’un glacier la partie élevée
ET DU TalÉFRE. 41
& à-peii-près horifontale dans laquelle on on peut le traverfer.
Nous avions mis une heure & un quart à monter du glacier de Léchaud au plan de celui du Taléfre. Nous fûmes tentés de nous repofer un moment avant d’entrer fur celui- ci. Tout nous invitoit à choifir cette place, un beau gazon arrofé par un ruilfeau qui fortoit de delfous la neige , & qui rouloit fon eau cryftalline fur un fable argenté, & ce qui étoit plus féduifant encore , une vue d’une étendue 8c d’une beauté dont une def- cription ne peut donner qu’une bien foible idée.
§. 63Ï- En effet, comment peindre à Vue du
l’imagination des objets qui n’ont rien de
1, -11 Couver-
commun avec tout ce que I on voit dans le cis. refte du monde ; comment faire paffer dans l’ame du ledeur cette impreflion mêlee d’ad- miration & de terreur qu’infpirent ces immen- fes amas de glaces entourés & furmontés de ces rochers pyramidaux plus immenfes en- core ; le contrafle de la blancheur des nei- ges avec la couleur obfcure des rochers, mouillés par les eaux que ces neiges diltil- lent , la pureté de l’air , l’éclat de la lumière du foleil, qui donne à tous ces objets une netteté & une vivacité extraordinaires * le
42 Glacier des Bois
profond & majeftueux filence qui régné dans ces vartes folitudes , filence qui n’eft troublé que de loin en loin par le fracas de quelque grand rocher de granit ou de glace qui s’écroule du haut de quelque montagne , & la nudité même de ces rochers élevés , où l’on ne découvre ni animaux , ni arbuftes , ni verdure. Et quand on fe rappelle la belle végétation & les charmans payfages que l’on a vus les joufs précédens dans les balfes val- lées , on eft tenté de croire qu’on a été fubi- tenient tranfporté dans un autre monde oublié par la naVire , ou fur une comete dans fon aphélie. La vue du Montanvert ne donne de celle-ci qu’une idée très -impar- faite; là on ne voit qu’un feul glacier, au lieu que d’ici vous voyez les trois grands glaciers des Bois, de Léchaud & du Tacul, fans compter un grand nombre d’autres moins confidérables qui , comme celui du Taléfre, verfent leurs glaces dans les gla- ciers principaux.
Les rochers innombrables que l’on voit au-delfus de ces glaciers font tous de gra- nit , car s’il y a , comme j’en fuis certain , des roches feuilletées, interpofées entre ces granits , des giicufs , par exemple , ou des roches de corne ; comme elles étoient plus
ETDU Taliéfre. 43
tendres que les granits , leurs parties Taillan- tes ont été détruites par les injures de l’air, & il ne relie plus que leurs bafes , cachées au fond des gorges qui féparent les hautes pyramides.
Ces granits ont tous les grands carafte- res que ce genre de pierre préfente dans nos Alpes ; toujours de grandes tables pla- nes & verticales, ou du moins très-inclinées & terminées par de vives arrêtes. Mais on ne diftingue pas également de par-tout la lltuation de ces grandes lames ; il eft aifé de comprendre que l’œil ne reconnoît leur polî- tion avec certitude que quand il fe rencon- tre dans leur plan , ou dans une ligne qui les coupe à angles droits ; car s’il les voit obliquement, la coupe irrégulière des bords de ces feuillets mafqiie entièrement leur lltuation & même leur parallélifme.
C’est pour cette raifon que du haut du Couvercle nous ne reconnoilfons bien dif- tinêlement la fituation que de ceux d’entre ces feuillets qui font devant nous au fud- fud-el^, au fond du glacier de Léchaud , parce que comme ils courent à-peu-près tous dans cette même direétion , c’eit-à-dire , du Ihd-fud-eft au nord-nord-ouell , ceux-là font les feuls dont les plans prolongés palient
44 Glacier des Bois
par notre œil : mais ce qu’il y a de très- remarquable , c’eft que derrière nous, une grande arrête qui joint le rocher du Cou- vercle à l’aiguille du Taléfre, eft en entier compofée de feuillets fitue's de la même maniéré , & qui paroiflent par conféquent être leur continuation, quoiqu’il y ait sûre- ment entr’eux un intervalle de plus de trois lieues.
Plan du (5, 612. Apres nous être repofés , en jouiiïant de ce beau fpeêlacle , nous entrâmes fie. fur le glacier du Taléfre , & nous vînmes en vingt minutes à une arrête de débris qui partage le glacier fuivant fa longueur. Nous fîmes-là, comme au point le plus élevé de notre courfe , une longue ftation pour obfer- ver nos inftrumens de phyfîque. J’ai rendu compte dans le premier volume, ($. fyS, des expériences eudiométriqnes que je fis fur ce glacier : je parlerai ailleurs de celles du magnétometre. Le thermomètre , en plein air , étoit à f degrés au-delfus de la congé- lation , & l’obfervation du baromètre , faite par M. PiCTET , prouve que cette partie du glacier cil; élevée de 1^34 toifes au-delfus de la mer.
Nous fîmes cette halte & ces obferva- tions à l’ombre d’un bloc énorme de granit ^
et du Talêfre. 4Ç
qui étoit foutenu à plufieurs pieds d’éléva- tion au-deflus du glacier par un piedeftal de glace vive , dont il avoit empêché la fnfion.
Ce bloc eft remarquable par un filon de feldspath blanc , mêlé d’un peu de mica , qui efl; adhérent à un de fes côtés ; les gran- des faces de ce filon font parfaitemient pla- nes & parallèles entr’elles : fon épailfeur eft à-peu-près d’un pied.
La vue que l’on a du milieu de ce gla- cier eft , du côté du fud , femblable à celle ciefi du Couvercle ; mais fur le derrière au nord , le glacier même du Taléfre , fur lequel nous fouîmes , préfente une décoration auffi belle que finguliere. Ce glacier s’élève par gra-' dations jufqu’au pied d’une enceinte exac- tement demi-circulaire , qui le ferme du côté du nord. Cette enceinte eft formée par des pics de granit extrêmement élevés , qui fe terminent par des fommités aigues de for- mes infiniment variées. Les intervalles de ces pics font remplis par des glaciers qui viennent fe verfer dans celui du Taléfre : ces mêmes glaciers font couronnés par des pentes de neige qui montent en feftons dé- coupés comme des feuilles d’acanthe entre les tables noires & verticales des m anits ,
O
où elles n’ont pas pu fe fixer ; & le haut de
Le Cour- ti].
4^ Glacier des Bois
ce magnifique amphitéatre va fe joindre à la voûte du ciel , qui eil ici teinte d’un bleu d’azur foncé , tel qu’on ne le voit jamais dans la plaine , & qui fiiit fingulierement reflbrtir l’éclat & le contralle des neiges & des rochers.
$. 633. Un morceau bien fingulier de ce tableau , c’ell un rocher applatti , fitué comme une ifle au milieu des glaces & des neiges du glacier du Taléfre. Il elt de forme à - peu - près circulaire , un peu élevé au- delTus du niveau du glacier. Les frimats éternels qui couvrent toute cette région femblent refpecter ce rocher : ils ne s’y arrê- tent point, ou le quitttent du moins beau- coup plutôt que le relie de la montagne. Il fe couvre même d’un peu de verdure , qui , dans ce moment , commence feule- ment à poindre , parce que le milieu de Juillet n’eft que le premier printems de ces hautes montagnes ; mais à la fin d’Août il eit couvert d’un beau gazon , relevé par une grande variété de jolies fleurs des Alpes. Aufli le nomme-t-on le Court il ^ mot qui, en favoyard, de même qu’en vieux tranqois , fignifie jardin. Il ell même fermé comme un jardin , car le glacier a dépofé autour de lui une arrête de pierres & de gravier
ET DU Taléfre. 47
qui forme exadement fa clôture. Je defirois beaucoup d’y aller pour examiner s’il n’y avoit point -là quelque fource chaude, oïl quelqu’autre caufe locale qui fît fondre la neige & qui favorisât la végétation ; mais les profondes crevalles du glacier , mafquées par des neiges tendres & peu folides , en rendoient dans ce moment l’accès fi dange- reux , que nos guides nous empêchèrent ablblument d’y aller. Au relie , ce phéno- mène n’elt pas unique dans l’hilloire des glaciers ; j’en ai vu d’autres exemples dans ceux de la Suilfe ; mais peut-être n’en voit- on point dans une h belle fituation , & qui fe tapilfe d’une aulli belle verdure. Lorfque les neiges font fondues , fon accès n’elt ni dangereux, ni difficile.
§.554- Mais au-delà du Courtil, furie haut de l’amphithéatre que je décrivois il y a un moment , elt un endroit nommé les Courtes , dont l’abord palfe pour un des plus pénibles & des plus périlleux de ces monta- gnes. Et il faut bien que cela foit , puifque l’on y va 11 rarement , malgré l’attrait de l’abondante récolte de cryllaux que l’on peut y faire. Un grand rocher de granit , qui formoit un des crénaux de cet amphi- théâtre , s’elt écroulé fur lui - même , les
Les
Courfes.
Sortie du Taléfre.
'48 Glacier dès Bois
cavernes remplies de cryftal qu’il renfer- moit , fe font ouvertes & brifées ; & pour me fervir de la comparaifon qu’employoit un guide de Chamouni, on tire le cryftal de ces décombres comme les pommes de terre d’un carreau de jardin. Ce guide , nommé Victor Tissay, en a ramafle cette année 1784, en trois heures de tems , plus de trois cent livres pefant ; j’en ai vu une partie à Chamouni. Ce font des cryftaux d’une belle grandeur , d’une forme très- réguliere , groupés & réunis par leurs bafes , d’une belle tranfparence , & qui ont une teinte brune ou purpurine , qui eft très- recherchée pour certains ouvrages , mais ils ne contiennent aucun corps étranger , ni aucune autre fingularité remarquable. Mon guide, Pierre Balme , voulut y aller , enfuite mais il fut furpris par un orage qui lui fit courir les plus grands dangers ; il ne put point ramalfer de cryftal, & fut encore fort heureux de revenir fain & fauf.
63 f. Après avoir achevé nos obfer- vations , nous nous remîmes en marche -pour achever de traverfer le glacier ; nous voulions revenir par ,1e côté oppofé , foit pour voir des objets nouveaux , foit pour n’avoir pas à defcendre les égrakts que nous
avions
ET DU TalÉFRE. 49
avions jugés devoir être encore plus incom- modes à la delcente qu’ils n’avoient été fati- gans à la montée. Mais nous trouvcâmes à traverfer le glacier plus de difficultés qu’il n’en montroit au premier coup -d’œil. En palTant par le haut, nous avions à franchir des crevalTes couvertes de neige , comme dans l’elpace qui nous féparoit du Courtil : vers le bas nous voyons devant nous des pentes de glace d’une rapidité effrayante , & le milieu fembloit réunir les inconvéniens des deux extrêmes. Tandis que nos guides tenoient confeil , l’un d’eux , Pierre Balme , qui , depuis la mort de Pierre Simon , eft celui pour lequel j’ai le plus d’amitié & de confiance , & qui étoit alors chargé du magnétometre , ennuyé de la délibération , & voulant appuyer fon avis de fon exem- ple , partit le premier , prit par le plus court , & defcendit prefque à la courie par des pentes extrêmement rapides d’une glace vive , bordée de précipices ; nous friubnnâmes en le voyant , le moindre faux pas lui auroit infailliblement coûté la vie ; mais il en fortit heureufement. Dans ces cas là , il n’y a pas de milieu ; il faut , ou affurer tous les pas en taillant des efcaliers dans la glace , ou marcher affez ferme pour que les doux du Tome III. D
Defcente au gla- cier de Léchaud.
fo Glacier des Bois
foulier mordent nn peu fur la glace , & alfez vite pour qu’il n’ait pas le tems de gliller. Son exemple nous décida , nous fuivimes , non pas précifément fes traces , mais pour- tant des pentes alTez rapides, préférant des dangers courts & vifibles à une longue perf- peélive de tomber à l’improvilte dans un abîme de glace.
§. En fortant du glacier nous nous trouvâmes fur une pente de rocailles brifées, par laquelle nous defcendîmes le long d’une efpece de couloir ou de gorge entre le gla- cier à notre droite, & un grand rocher de granit à notre gauche. J’apperçus au fond de ce couloir quelques vertiges d’une roche feuilletée granitoïde , qui occupoit , à ce que je crois , l’efpace que remplit aujour- d’hui le glacier du Taléfre , mais qui étant d’une confirtance moins folide que les rocs de granit qui bordent ce glacier , a été détruite & entraînée par les eaux.
A la moitié de cette defcente , on ren- contre un grand bloc de granit, qui fe détruit Sc devient friable à l’air ; c’ert le feul dans ces hautes montagnes que j’aie vu fujet à cet accident fi commun aux granits des plaines : & je fuis toujours plus convaincu de ce que j’ai dit, §. 143 s que cet accident
ET nu TalÉFRE.' ' fl
tient à l’argille interpofée entre les cryftaux du gTanit dans le moment de leur formation.
Cette longue & rapide defcente nous ramena fur le glacier de Léchaud , où AI. PicTET fit une obfervation du baromè- tre, par laquelle nous vîmes que le plan du glacier du Taléfre eft de \6~l toifes plus élevé que celui de Léchaud , dans lequel il vient le verfer.
<5. 6^7. Nous étions là en face du fond du glacier de Léchaud qui le termine çn je Lc- im cul-de-fac, bordé par les aiguilles de chaud. Léchaud & par la grande ^ petite JoraJfe.
Ce cul-de-fac eft fermé, comme celui du • Taléfre , par une enceinte de murs de granit que couronnent des pics extrêmement élevés.
Les glaces , en s’élevant contre ces rochers , vont aufli fe perdre fous des pentes de neiges très - rapides , qui fe terminent en langues étroites entre des tables de granit nues & verticales.
J’ÉTOis venu vifiter ce glacier en 176J ,
I je pénétrai jufqu’au fond du cul-de-fac, (S? î je remontai ces neiges aulTi haut que put î me le permettre leur rapidité toujours croif- il fante : je revins enfuite en côtoyant le pied t des aiguilles de Léchaud ; je palfai aux r boutes ou grottes de Léchaud , cfpeces de
D s
Glacier des Bois
tannieres pratiquées fous des rochers de granit pour fervir de retraite pendant la nuit aux gens de Chamouni qui vont â la recherche des cryttaux ; j’eus le plaifir d’y cueillir pour la première fois VAchillea nana , Gmphaliiim alpimim , & quelques autres jolies plantes alpines qui croilfent là dans de petits réduits bien expofés au midi.
Retour 638. PouR cette fois , nous nous hâtons au, Mon- revenir au Montanvert : des nuages qui & de - là s’accumulent fur les fommités & le vent qui au Prieu- g changé nous font craindre le mauvais tems , qui s’annonçoit déjà ce matin par l’azur foncé de la voûte célefte. ( Ejjais fur Vhygro77iétrie , 3 f f ). En marchant aufli
vite qu’on puilïé le faire fur ces glaces , nous mettons près de deux heures depuis le bas du glacier du Taléfre jufques à la fon- taine près de laquelle nous étions entrés fur le glacier. Nous traverfons, chemin faifant, pluOeurs de ces jolis ruilfeaux qui coulent fur la glace dans des lits qu’ils fe creufent h là furface , & qui, vus au foleil , femblent de béril ou d’aigue marine ; nous nous défalterons avec cette eau fi pure & fi fraî- che ; V&: nous voyons plufieurs de ces ruif- feaux tonner en fe réunifiant une petite riviere qui va fe précipiter dans un gouffre
ET DU TalÉFRE. f?
de glace vive ^ où elle forme une belle cafcade.
En approchant des bords occidentaux de cette grande vallée de glace par une route un peu differente de celle que nous avons prife en allant, nous palfons lur de grandes avalanches de neige tombées au printems dernier du haut des montagnes qui bordent le glacier. Ces neiges ont déjà une conlif- tance qui approche de celle de la glace ; elles font divifées comme celles du glacier par de grandes crevalTes ; elles s’imbibent d’eau à mefure que le foleil fait fondre leur furface ; & l’hiver prochain ces neiges fatu- rées d’eau deviendront , en fe gelant , des glaces parfaitement femblables à celles du relie du glacier.
Nous fûmes de retour à cinq heures du foir au château de Montanvert , nous y prîmes un moment de repos , & nous def- cendimes de là en deux heures au Prieuré , un peu fatigués, mais bien fatisfaits de notre journée.
^4 Le mont Brève n.'
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CHAPITRE XV 1.
Le Mont Bréven.
. Tntro- ^59- J’ai déjà plufîeurs fois nommé dudion. cette montagne , qui eft fituée immédiate- ment au - delTus du Prieuré de Chamouni , du côté du nord - oueft : elle eft liée par fa bafe avec les Aiguilles-rouges , dont j’ai aufli parlé dans le premier volume. Mais fa cime eft nue 3 ifolée , -arrondie fur les derrières, & coupée à pic du côté de Chamouni. C’eft à tous égards une des montagnes les plus intérelfantes pour un naturalifte.
J’y montai pour la première fois en 1760 , & je ne crois pas qu’aucun natu- ralifte l’eût vifitée avant moi ; j’y retournai l’année fuivante; j’y allai encore en 17Ô7, & j’y montai enfin pour la derniere fois en 1781 , afin de vérifier mes anciennes oblér- vations , & de me mettre en état d’en don- ner une defcription plus exacte, i Route & §• B40. On peut du Prieuré monter au
diltancc, fommet du Bréven & redefcendre dans le même jour, mais c’eft une courfe pénible, car il faut au moins cinq heures pour mon-
Le mont Brève n. ff
ter , & la pente eft extrêmement rapide. On peut cependant faire à mulet le premier tiers de cette montée. Comme je voulus avoir le tems d’obferver tout avec foin , j’y dellinai deux jours , & j’allai coucher le premier jour dans un chalet, nommé Flianpra, qui, en partant du Prieuré , eft aux deux tiers de la hauteur totale de la montagne.
En montant à Plianpra , on fait près des trois quarts du chemin fur des débris tombés collines & roulés du haut de la tête du Bréven. La colline même fur laquelle eft bâti le village compo. du Prieuré n’eft compofée que des débris de cette montagne ; ces débris ont débouché par une gorge que nous traverfons en mon- tant, & fe verfant enfuite à droite & à gau- che , ils ont pris la forme d’un cône , dont le fommet eft au milieu de’ cette gorge. Les collines de ce genre & de cette forme fe rencontrent bien fréquemment dans les val- lées bordées par de hautes montagnes.
Ces débris , qui ne viennent pas feule- ment de la tête du Bréven , mais de fes flancs & de fa bafe , font des roches feuil- letées mélangées de quartz, de mica & de feldspath dans toutes les proportions imagi- nables. De ces différentes proportions naiflent différens degrés de dureté , depuis le granit
D 4
Chalet de Flian- pra & fes envi- rons.
S'6 L E M O N T B R i V E N."
4
feuilleté le plus dur jufques à la roche micacée la plus tendre.
§.641. Les rochers au pied defquels 011 palTe avant de gravir la montée rapide & herbée qui aboutit à Plianpra , font com- polés d’une roche feuilletée affez dure , dont les couches bien parallèles aux veines intérieures de la pierre , fuivent la direction de l’aiguille aimantée & font très -inclinées à l’horifon.
Le chalet de Plianpra eft fitué au milieu d’une alTez grande prairie en pente douce du côté de la vallée de Chamouni , & dominée du côté oppofé par les rocs nus qui forment les fommités de la chaîne du Bréven. Du bord de cette prairie , on a une très-belle vue du Mont-Blanc , de la vallée de Chamouni & des glaciers qui y aboutilfent. Ces mêmes objets fe préfentent avec bien plus d’éclat de la cime du Bréven ; cepen- dant la vue de Plianpra mériteroit bien que ceux qui n’auroient pas la force ou le cou- rage d’aller jufques à la cime , montalTent du moins jufques -là pour s’en former une idée.
Comme je ne voulois monter fur le Bréven que le lendemain , j’employai le relte de la journée à obferver les environs du chalet.
✓
Le mont b r é V e n.’ fy
J’examinai furtoiit avec foin des rochers litLiés à une demi -lieue au nord au-delTus du chalet , qui de loin paroilfent colore's en rouge , comme plufieurs fommités de cette chaîne : c’eft par cette raifon qu’elle porte le nom à' Aiguilles-rouges.
’ §. ô’qz. Je trouvai que c’étoient encore Granits
des granits veinés , mélangés de quartz , de feldspath , de mica & de fer qui colore la cription pierre en fe décompofant au - dehors : cette teinte pénétré même quelquefois allez avant dans l’intérieur. Ces rochers font divifés par couches bien diftincles , à-peu-près verti- cales , & dans la direction de l’aiguille aimantée , comme celles que j’avois obfer- vées au-delTous du chalet. Ces couches font coupées par des fentes à-peu-près per- i pendiculaires à leurs plans , & qui font pour la plupart parallèles à l’horifon , de maniéré que ces rochers fe trouvent ainfi divifés en grandes pièces de forme à-peu-près rhom- 1 boïdale. Les veines mêmes intérieures de 1 la pierre font aufli très-bien prononcées , &
; exactement parallèles à fes couches ; obfer- ( vation générale & de la plus grande impor- tance , parce qu’elle prouve que ces couches font bien de vraies couches , & non point des fifiures produites fortuitement par la
Réfle- xions fur ces cou- ches ver- ticales.
5*8 Le mont Brève n.
retraite ou par un affailTement inégal des parties du rocher. Ces veines font deffinées fur le fond blanc de la pierre par des feuil- lets minces de mica noirâtre ; elles font tantôt planes , tantôt ondées , mais toujours régulières & parallèles entr’elles , excepté là où il fe rencontre des nœuds ; encore reprennent-elles leur direction après en avoir fait le tour. Comme le mica s’y trouve en petite quantité , la pierre ell dure , & ne fe brife qu’à grands coups de marteau. Lorf- qu’on l’obferve de près dans fa caffure , on voit que les petites lames ou écailles de mica font conftamment couchées dans le fens des veines de la pierre. Ces mêmes écailles n’ont prefque aucune adhérence entr’elles , enforte que les feuillets dont la pierre eft compofée , n’adherent entr’eu.x que par les points où il ne fe trouve point de mica.
§. 643. Je me demandois à moi -même, en obfervant cette pierre, s’il étoit polfible qu’elle eût été formée dans cette fituation verticale ; fi ces écailles incohérentes auroient pu venir s’attacher à ces murs verticaux , & fi le mouvement des eaux , clairement indiqué par le tifili têuilleté de la pierre, n’auroit pas dû les détacher & les faire tomber à mel'ure-
Le mont Brève n. 5'9
qu’elles fe formoient. Je me demandois encore , fi les fentes qui coupent ces feuil- lets perpendiculairement à leurs plans , ne dateroient point d’un tems où ces couches auroient été horifontales , & n’auroient point été produites alors par le poids & l’affailfe- ment inégal des parties de la pierre. Mais pour admettre cette fuppofition, il faudroit expliquer comment ces bancs , d’abord horifontaux , ont pu fe redrelfer ; pourquoi ce redreffement a été fi fréquent, fi régulier,
&c. &c. Je réferve pour un autre tems la difcuÜion de ces grandes queftions ; mais je ne crois pas inutile de faire appercevoir la liaifon qu’ont avec la théorie des obferva- tions fi minutieufes en apparence.
En faifant ces réflexions , je retournai au chalet de Plianpra où je palfai la nuit fur de la paille que j’avois fait étendre auprès du feu , parce que la foirée étoit extrêmement ' ^
fraîche.
§. 644. En effet, je trouvai au point du Obferva- jour les pâturages de Plianpra couverts de gelée blanche ; on voyoit même des grains dite de de glace folide dans les creux des feuilles où^^^^’ fe rallemble la rofée , comme dans celles du pied-de-lion. Cela eff bien remarquable au 23 de Juillet, & l’on fera bien plus étonné
6o Le mont Brève n.
quand on faura qu’il n’y en avoit pas moins au Prieuré de Chaniouni, quoique de S ^6 toifes plus bas.
Je me hâtai de mettre mes hygromètres en expérience ; il étoit cinq heures lorfqu’ils eurent pris toute l’humidité que l’air pou- voit alors leur donner , ils fe fixèrent à 96,4: c’efi; - à - dire , qu’il s’en falloit de 3 degrés , 6 dixièmes , que l’air ne fût faturé d’humidité , & la chaleur de cet air étoit de 3,3 au-delTus de la congélation. Les hygro- mètres demeurèrent à ce point pendant 12- minutes : alors le foleil commença à paroî- tre ; dès ce moment , ils commencèrent à marcher à l’humidité , & ils arrivèrent vers les fix heures au terme de l’humidité extrême , quoique le thermomètre montât dans cet intervalle de 4 dixièmes de degré. ( I )
En même tems que les hygromètres arri- voient à ce terme , il commença à fe former en différens endroits des nuages , ou de petits brouillards. L’un de ces nuages fixa toute mon attention. 11 avoit la forme d’un cordon refliligne, très-mince & très-alongé. 11 commençoit au glacier du Tour , & s’étendoit de là fur une ligne droite parfai-
(i) J’ai rendu raifon de ce fingulier phénomène dans mes efl’ais fur l’hygrométrie , §. 319.
Le mont Brève n. 6î
tcment horifontale , comme un cordeau tendu jufqu’au - deflTus du mont de la Cha. H traverlbit donc toutes les montagnes qui bordent au fud-eft la vallée de Chamouni dans un el'pace de fix à fept lieues en ligne droite. Sa hauteur , quand il commença à fe former , étoit la même que celle de Plian- pra , d’où je l’obfervois ; mais il s’éleva enlùite, fe divifa & difparut. Il eft poflible que fon plan paffant par mon œil , fa lar- geur fut plus grande qu’elle ne paroi ifoit; mais fon épaifl'eur étoit certainement très- petite ; & il demeure toujours bien fingulier que dans un auÜi grand efpace l’air fût fuper- faturé précifément à la même hauteur , & feulement à cette hauteur-là.
Les hygromètres ne demeurèrent pas long-tems au terme de l’humidité extrême. Dès que l’aâion du foleil eut donné à l’air une chaleur plus fenfible , ils commencèrent à rétrograder vers la fécherelTe ; & leur I obfervation n’ayant plus rien alors d’inté- t relfant pour moi , je m’acheminai à monter [ au fommet du Bréven.
§. 64f . On commence à monter par de i jolis fentiers peu inclinés , pratiqués le long : d’un grand rocher femblable à ceux que i j’avois obfervés la veille. On a cnfuite le
Montée de Plian- pra à la cime du Bréven.
6Z Le mont B r é v e n.'
choix de monter , ou par des pentes cou- vertes de rocailles un peu fatigantes, ou par des gazons extrêmement rapides. Ceux-ci paroiiïent d’abord plus agréables & moins pénibles ; cependant ces gazons font ü ferrés & fi glifians , qu’ils en deviennent dange- reux, au moins pour ceux qui n’ont pas l’habitude des montagnes. Ces rocaiiles font des débris de roches feuilletées , femblables à celles, que l’on rencontre en montant du Prieuré à Plianpra.
Terre §. 6^6. L O R s Q_UE je montai pour la
rouge de fQjg ]g gréven , en iTô'o, ces
Ja neige. , . , .
pentes etoient encore couvertes de neige en
dilférens endroits. Je fus très-étonné de voir leur furface teinte par places d’un rouge extrêmement vif. Cette couleur avoit la plus grande vivacité dans le milieu des elpaces , dont le centre étoit plus abaifle que les bords , ou au concours de divers plans inclinés couverts de neige. Quand j’examinois de près cette neige rouge , je voyoïs que fa couleur dépendoit d’une poudre fine , inêlee avec elle , & qui pénétroit julqu’à deux ou trois pouces de profondeur , mais pas plus avant. Cette poudre ne paroiflbit point être defcendue ou coulée du haut de la mon- tagne , puifqu’on en tiouvoit dans des
/
Le mont Brève n. 63
endroits féparés , & •même éloignés des rochers : elle ne fembloit pas non plus avoir été jetée par les vents , puifqu’on ne la voyoit point l'emée par jets : on auroit dit qu’elle étoit une produdion de la neige même , 1111 réfidii de fa fonte qui reftoit attaché à fa furface comme fur un tamis , lorfque les eaux, produites par fa liquéfaction, la péné- troient & defcendoient plus bas ; & ce qui fuggéroit d’abord cette opinion , c’efl que l’on voyoit cette couleur , extrêmement foible fur les bords des efpaces concaves , devenir par gradations plus vive en appro- chant des fonds où l’écoulement des eaux avoit entraîné une plus grande quantité de réfidu.
Je remplis de cette neige un verre a boire , le feul vafe que j’eulfe alors à ma portée , je le portai à ma main jufqu’à ce que la. neige fût fondue ; la poudre rouge s’afFailfa au fond du verre ; fa couleur ne parut plus alors fi brillante , elle la perdit même en entier quand elle fut parfaitement feche , & fa quantité fe trouva réduite pref- qu’à rien.
L’année fuivante je retournai au Bréven , ' j’y trouvai la même quantité de cette neige rouge ; j’en remplis un grand mouchoir de
64- Le mont BrjÊven.'
toile très - ferrée , que j’y avois porté dans cette vue , mais malheureufement , comme je le laiiïai expofé au loleil pour que la neige fe fondît , on me le vola.
Ce n’eft pas fur le Bréven feul que j’ai vu cette neige rouge , j’en ai trouvé fur toutes les hautes montagnes , au moins dans la même faifon & dans des poütions fem- blables ; enforte que j’ai été très-étonné que ceux qui ont traité des Alpes , comme Î?CHEUCHZER , ii’en eulfent fait aucune men- tion. Il eft vrai qu’on ne la trouve qu’au milieu de grands efpaces couverts de neiges , & dans une certaine période de la fonte des neiges : car lorfqu’il ne s’en eft pas beau- coup fondu , la quantité du réfidu eft très- petite ; & lorfqu’au contraire la fonte eft très - avancée , les fonds dans lefquels ce réfidu fe raflemble font percés par les eaux, & l’on n’y trouve plus rien. D’ailleurs , fur la fin de la fonte , il s’y mêle des terres étrangères . & des làletes chariées par les vents qui la cachent & qui altèrent fa couleur.
Il y en avoit beaucoup fur le Saint-Ber- nard, lorfque j’y fus en 1778 ; j’en rarnafiai le plus qu’il me fut poflible , & M. Murrith , l’un des chanoines , très- verfé dans l’Hiftoire naturelle , que j’aurai fouvent occaiion de
nommer
Le mont Brève n. 6’f
nommer dans ces voyages , eut la complai- fance de m’en rallènibler allez pour l'ervir à quelques ellais que je vais rapporter.
L’apparence terreulè de cette poullîere & l'a pelanteur l'pécifique , plus grande que celle de l’eau , me perfiiaderent que c’étoit une véritable terre : je la traitai donc comme telle avec les acides. Je commenqai par le vinaigre diltillé. Cet acide digéré à froid fur 73 grains de cette poulîiere , ne fa chargea que d’une quantité de terre li petite , qu’il ne fut pas .pofliblc de l’apprécier. Je la fis alors bouillir dans deux onces d’efprit de fel. La décoction , étendue dans l’eau dillillée & filtrée avec foin , fe trouva d’un brun fl foncé , qu’il me donna des doutes fur la nature de cette fubftance ; je l’elfayai alors au chalumeau , elfai par lequel il fau- droit toujours commencer les analyfes de ce genre , & je vis qu’elle s’y enfiammoit en répandant une odeur d’herbe brûlée.
Cet effai me fit voir qu’il falloit diriger autrement mes expériences : je mis en digef- [ tion , dans l’efprit-de-vin , 40 grains de cette |j poudre telle que je l’avois reçue de M. f Murrith , je filtrai la folution , 8c le rélidu i fe trouva diminué de 7 grains.- La teinture Ipiritueufe étoit d’un beau jaune doré ; je la Tome il 1. 'E
66 Le mont Brève n.
diftillai au bain-marie , l’efprit- de -vin palTa fans que fa couleur & fon odeur eulfent reçu aucune altération fenfible , & il relia au fond de la cornue une matière huileufe d’un brun doré , tranfparente , qui refufa de fe delfécher à la chaleur du bain-marie. Cette matière huileufe avoit une odeur analogue à celle de la cire , & exhaloit aufli , en fe brûlant , une odeur femblable à celle que donne cette fubftance. Le rélîdu que l’efprit-de-vin n’avoit pas pu dilToudre, étoit encore combuftible à raifon de la partie extradive qu’il contenoit. La cendre qui relloit après fa combuftion ne paroiffoit pas fenfiblement alkaline , & fe fondoit au cha- lumeau en un verre poreux , tirant fur le verd.
Ces épreuves femblent prouver que cette poudre eft une matière végétale , & vraifem- blablement une poufliere d’étamines. 11 ell bien vrai que je ne connois aucune plante de la Suilfe , dont les fleurs donnent une poufliere rouge , & qui foit alfez abondante pour correfpondre à runiverfalité de cette poufliere fur les neiges des hautes Alpes ; furtout fi l’on confidère la quantité qui doit s’en perdre avant d’y parvenir. Mais peut- être ell-ce le fokil qui lui donne cette cou-
Le mont Brève n. 6’7
leur ; & quand à fon poids, il eft bien naturel qu’un long féjour à la furface de la neige fondante , la pénétré d’humidité , au point de la rendre aiïez denfe pour s’afFailî'er au fond de l’eau.
Lorsque je communiquai ces recherches au grand naturalifte qui fait la gloire de Genève , il me confeilla d’obferver cette poudre au microfcope pour voir fi l’on n’y reconnoîtroit point la forme des pouflieres des étamines ; je fis cette obfervation avec le plus grand foin, & à l’aide des meilleures lentilles ; mais je ne pus appercevoir aucune régularité dans les formes.
J’ai déjà dit que j’ai trouvé cette poudre répandue fur les neiges de différentes Alpes, & toujours avec la même couleur & toutes ' les mêmes apparences. Mais efl-elle abfo- - 1 lument univerfelle ? Se trouve - 1- elle furies neiges élevées de pays & de climats très- différens ? fur les Cordillicres , par exemple? c’elt ce qu’il feroit bien intéreOTant de vérifier.
^ Car , enfin , quoiqu’il me paroifi’e bien pro- bable que c’ell une poufiiere d’étamines , il i ne feroit point encore inipoÜible que ce ne fût une terre féparée de la neige même, Sc imprégnée de matières inflammables par une 4 combinaifon immédiate de la lumière , qui
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68 Le mont Brève n.
brille avec tant de vivacité dans l’air pur de ces hautes régions.
Quartz g. A. En montant par cette route fcoyânt ^ Bréven , on trouve dans les
débris de rocher que l’on traverfe , des frag- mens d’un quartz blanc , dont la furface préfente à l’œil un chatoiement fort vif, qui rappelle l’idée de la pierre de Labrador. Cette relfemblance m’a engagé à examiner cette pierre par -tout où je l’ai rencontrée. Alais je n’en ai point pu trouver qui divisât les couleurs ; elle ne donne jamais que dn blanc , aufli eft-ce un vrai quartz , au lieu que la pierre du Labrador elt un feldspath. Cependant ce quartz eft remarquable par fa Ifruélure. Obfervé à la loupe , il paroit com- pofé de cryif aux alongés , applatis , couchés fur la furface de la pierre. Les pointes de ces cryftaux font à demi noyées dans le corps même du quartz. Ce font les réflets des faces applaties de ces petits cryftaux très- rapprochés les uns des autres qui produifent ce chatoiement. Les couleurs de la pierre de Labrador tiennent à une ftrudure toute differente , J’aurai occafion d’en parler ailleurs.
Roche g. 646. B. Au bout d’une heure de mar- jiiicacee. ^ arrive au pied d’un rocher allez
efcarpé , qu’il faut efcalader pour parvenir
Le mont Briêve n.- 6’9
à la cime de la montagne. C’elt une roctie micacée, mais qui contient cependant allez de quartz pour avoir de la confillance. Elle fe fépare par feuillets fi décidés , que (ans employer d’autre infiniment que mes mains , j’en détachai une dalle , qui avoit fept pieds de hauteur fur quatre de largeur , & à peine un pouce dans fa plus grande épailfeur.
J’avois quelque defir de defcendre de-là au pied des grandes tables verticales qui compofent la tète du Bréven , pour les obfer- ver de près & comparer ainfi leur bafe avec leur cime ; mais de cet endroit la chofe eft impollîble , la pente efi d’une telle rapidité qu’une pierre médiocrement grofife , que je mis en mouvement , roula avec beaucoup de vîtefle , en entraîna d’autres, celles-ci d’autres , & elles formèrent enfin un torrent de pierres qui fe précipita avec un fracas mille fois répété par les grands rochers du Bréven.
Comme donc je ne pouvois pas defcendre , je montai par le palfage ordinaire, qui eft une efpece de couloir ou de cheminée ouverte , adofiee à un rocher prefqu’à pic , de 40 ou y O pieds de hauteur. Bien des curieux font venus jufques au pied de ce pafl'age fans ofer le franchir ; mais je vis en
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re de la
Z- ■ ^ I ■;
Bréven.
70 Le mont b r é V e n.’
rcvei-,ant qu’à un demi -quart de lieue plus au nord , on trouve un autre paffage extrê- mement commode , qui mène au même but, & qu’il Faut par conféquent toujours préférer.
Ce rocher une fois efcaladé , on monte par une pente douce , fans danger & fans fatigue , Jufqu’au fommet du Bréven.
646 C. En montant le long du bord , du côté de Chamouni j j’eus un plaifir inex- primable à contempler les magnifiques tables de granit donc eft compofée toute la tête de cette montagne. Car bien que les écailles du mica noirâtre dont cette roche eft mélan- gée , foient parallèles entr’elles & lui don- nent ainfi quelque relfemblance avec une roche feuilletée , cependant la quantité de quartz & de feldspath qui entrent dans fa compofition , fon extrême dureté , le peu de difpofition qu’elle a à fe fondre dans le fens de fes feuillets , la placent , fînori pour le nomenclateur , du moins pour le natu- ralilte , dans la claflfe des vrais granits; (l) &
( I ) La dcnomiiiatioii de granit veine que j’ai , à ce que je crois , employée le premier , a paru tres-heureufe à quelques naturaliftes , & a , au contraire, fouveraine- ment déplu à quelques autres. Un de ces derniers pré- tend que ce que je nomme granit veiné n’eld qu’un amas de gravier graniteux , & par conféquent une efpece de grès groüler. Mais je voiidrois que ceux qui de bonne
Le mont Brève n. 71 .
le parfait parallélifme de ces feuillets avec les faces des grandes tables , ou des grandes divifions du rocher , démontre que ces tables font des couches , & non des parties féparces par des fiU'ures accidentelles.
L’extrême régularité de ces tables achevé de démontrer que ce font de véritables couches. Leurs plans qui font ici à découvert dans une hauteur perpendiculaire de plus de foo pieds , font parfaitement fuivis , comme taillés au cifeau , dirigés tous comme l’aiguille aimantée, & verticaux, à quelques degrés près dont iis s’appuyent contre le corps de la montagne. On s’alTure en mon- tant que cette ftrudure ell celle de la
foi pourroient croire que j’aie commis une erreur aufTi grofliere & auiïi fréquemment répétée , obfervafTent les granits du Bréven; & j’en enverrois volontiers à ceux d’entr’eux qui le fouhaiteroient. Lorfqu’ils verroient que les parties de quartz & de feldspath qui entrent dans leur compofition , ont tous leurs angles vifs & tran- chans , que ces parties font intimement unies entre elles & empâtées les unes avec les autres , comme dans les granits en rnade; que leur cohérence eft audi grande que dans ces derniers granits , & que cette roche n’en différé abfolument, comme je l’ai déjà dit, que par le parallélifme qu’obfervent entr’elles les lames rares de mica dont elle elf mélangée : je fuis perfuadé qu’ils reconnoitroient qu’elle a tous les caraéteres ed'endels du granit, qu’elle doit avoir la même origine, & qu’en un mot elle ell au granit proprement dit , ce qu’une pierre calcaire feuilletée eft à une pierre calcaire dans laquelle on ne diftingue point de feuillets.
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72 Le mont Brève n.
montagne entière ; on voit les profils d’une infinité de ces couches, on pafTe fur les foniniités de ces tranches verticales & on les voit fe prolonger dans cette même direc- tion tout au travers de la montagne. Or je demande fi un naturalifle qui aura obfervé cet enfemble & ces détails pourra regarder cette montagne comme le produit du con- cours fortuit de grains de fable agglutinés entr’eux.
Ces tables font coupées un peu oblique- ment à leurs plans par des fentes dont la plupart font à-peu-près horifontales & d’autres très -inclinées à l’horifon. La pierre fe trouve ainfi très-fréquemment coupée en parallélépipèdes obliquangles. Ces mêmes fentes rendent raifon d’une obfervation que j’avois faite en 1776. En examinant avec une bonne lunette , depuis une fenêtre du Prieuré, les faces verticales des couches de la fommité du Bréven , j’avois remarqué un grand dieze X bien nettement écrit fur la face de la montagne , je le vis de près en 1781 3 & je reconnus qu’il étoit formé par quatre de ces tentes qui fe coupoient obli- quement.
Dchris (Ç. 547. La cime de la montagne eft une airSoin- poiiite moulle , coupée à pic du coté de la
Le mont Brévèn. 7^ vallée de Chamouiii & arrondie de tous les iiiet delà
^ . A , n O.- i. monta-
autres cotes. Cette tete en; entièrement cou- verte de débris & de blocs confufément entalfés. On ell; étonné de trouver là ces débris , car cette cime eil abfolument ifolée ,
& réparée par de larges & profondes vallées des fommités qui la furpalTent en hauteur : il femble que ces débris n’aient pu tomber que du ciel ; mais quand on les examine avec foin , on voit qu’ils font du même genre de pierre que la montagne elle-même ; & que tous leurs angles font vifs , leurs faces planes & leur forme fouvent rhomboïdale.
On reconnoit donc par là que les parties fupérieures de la montagne , qui font plus expofées aux injures de l’air & qui ne font pas alTuietties par des malfes fituées au- delTus d’elles, fe délitent & fe féparent. Je trouvai cependant fur la cime une pierre d’une efpece différente ; c’étoit une roche compofée de fchorl noir en aiguilles , de quartz & de grenats ; fa forme étoit exacte- ment rhomboïdale. Mais ce genre de pierre fe rencontre affez fouvent en fiions dans les roches feuilletées & dans les granits veinés ; il eft donc vraifemblable que le filon auquel ce fragment avoit appartenu s’efi: détruit avec la partie fupérieure du rocher , du moins
74 Le m o x'î t B r e v e n.
Vue du Bi'éven.
n’en ai-je pu trouver aucun indice dans la partie folide de la montagne.
L’Admirable régularité des couches de cette cime élevée mérite l’attention des ama- teurs de la géologie , & la vue qu’elle pré- fente dédommageroit feule de la peine d’y monter.
§. 6^48. Mon but principal dans la pre- mière coLirfe que je fis au Bréven étoit de prendre de là une idée jufte des glaciers de la vallée de Chamouni , de leur forme , de leur polltion , & de l’enfemble des mon- tagnes fur lefquelles ils font fitués. Comme cette montagne eft poftée à-peu-près au milieu de la vallée de Chamouni , en face du Mont-Blanc & vis-à-vis des principaux glaciers qui en defcendent , c’étoit certaine- ment un des meilleurs obfervatoires que l’on pût choifia: dans cette intention. J’y montai par le jour le plus beau & le plus ,clair ; c’étoit mon premier voyage dans les hautes Alpes , je n’étois point encore accou- tumé à ces grands fpeâacles ; enforte que cette vue fit fur moi une impreflîon qui ne s’ettàcera jamais de mon fouvenir.
ÜN découvre tout- à- la- fois & prefque dans un feul tableau les fix glaciers qui vont fe verfer dans la vallée de Chamouni , les
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Le mont Brève n. 7^
cimes inacceffibles entre lefquelles ils pren- nent leur nailTance ; le Mont - Blanc fur- tout, que l’on trouve d’autant plus grand, d’autant plus majeftueux , qu’on l’obferve d’un lieu plus élevé. On voit ces étendues immenfes de neige & de glaces , dont , malgré leur diltance , on a peine à foutenir l’éclat , ces beaux glaciers qui s’en détachent comme autant de fleuves folides qui vont entre de grandes forêts de fapins , defcendre en replis tortueux, & fe verfer au fond de la vallée de Chamouni ; les yeux fatigués de l’éclat de ces neiges & de ces glaces fe repofent délicieufement ou fur ces forêts , dont le verd foncé contrafle avec la blan- cheur des glaces qui les traverfent , ou dans la fertile & riante vallée qu’arrofent les eaux qui découlent de ces glaciers.
§. 648- A. J’ai éprouvé fur la cime de cette montagne une fenfation bien rare , celle d’être éleârifé immédiatement & fans aucun appareil par une nuée orageufe. J’étois monté fur cette cime avec feu M. Pictet, connu par le voyage qu’il fit en 17(58 dans la Laponie Ruflienne, pour obferver le paf- fage de Vénus , & M. Jalabert , fils du célébré auteur d’un traité fur l’éleclricité , & actuellement Confeiller d’Etat de notre
Eledri- cité ob- fervée fur !a ci- me du Bréven.
7^ Le mont Breven.
République. C’étoit en 176’J ; il y avoit alors fept ans que je faifois chaque année un voyage dans les Alpes , & je croyois qu’il étoit tems de publier les réfultats de mes oblervations. Je m’applaudis bien à préfent de ne les avoir pas publiées li tôt , & peut-être dans dix-huit autres années , li je vis encore & que j’aie continué les mêmes travaux , voudrois-je avoir retardé leur publication & leur avoir donné plus de maturité. Comme j’étois donc alors dans l’intention de publier précifément le même voyage que je publie aujourd’hui , ces deux amis avec lefquels j’avois dès mon enfance les liaifons les plus intimes , voulurent bien m’aider dans ce travail , & faire avec moi le tour du Mont-Blanc. Nous montâmes enfem- ble fur le Bréven , & dès que nous y fûmes arrivés, M. Jalabert fe mit à delfiner la vue des glaciers. Pendant ce tems-là, M. Pictet qui s’étoit chargé de la partie géographi- que , levoit avec un graphometre le plan de toutes ces montagnes ; & moi , je dreflbis lin appareil pour faire des expériences fur l’éleftricité , tant naturelle qu’artificielle. M. Pictet , à mefure qu’il marquoit fur foii plan la poQtion de quelque montagne , en demandoit le nom a nos guides ; & pour la
Le mont Brève n. 77
leur défigner , il la montroit du doigt en élevant la main. Il s’apperçut que chaque fois qu’il faifoit ce gelte , il fentoit au bout de Ion doigt une efpece de frémifl'ement ou de picottement femblable à celui qu’on éprouve lorfque l’on s’approche d’un globe de verre fortement électrifé. Il n’eut pas de peine à deviner la caufe de cette fenfation : la vue d’un nuage orageux , qui entouroit la moyenne région du Mont-Blanc, vis-à-vis duquel nous nous trouvions , lui fît penfer fur-le-champ qu’elle étoit l’eftet de l’électri- cité de ce nuage : il nous invita à effayer fi, nous réprouverions auffi , & nous fentîmes, comme lui , une efpece de frilTonnement , tel que celui que produiroit un nombre de petites étincelles électriques ; mais craignant encore d’être féduits par notre imagination , nous fîmes répéter cette même épreuve à nos guides & à nos donieftiques ; & ils éprouvèrent les mêmes fenfations avec une furprife plus grande encore que la nôtre. Mais bientôt la force de l’éleCtricité s’accrut au point de ne lailfer plus aucun doute fur fa réalité. La fenfation devenoit à chaque infiant plus vive , elle étoit même accompa- gnée d’une efpece de fifflement. M. Jalabert, qui avoit un galon d’or à fon chapeau ,
78 Le mont BrIven.
entendoit autour de fa tête un bourdonne- ment effrayant que nous entendions aulîi , quand nous mîmes ce même chapeau fur nos têtes : on droit des étincelles du bouton d’od de ce chapeau , de même que de la virole de métal d’un grand bâton que nous avions avec nous. Cependant l’orage qui grondoit avec beaucoup de violence dans le nuage qui étoit au-deflus de nos têtes , les éclairs qui en partoient à chaque inftant, nous avertilfoient de fonger à notre sûreté. Nous quittâmes donc le fommet de la mon- tagne, & nous defcendîmes à dix ou douze toifes plus bas , où nous ne fentîmes plus d’éledricité. Pour nos guides , iis prenoient un tel plailir à ces fingulieres expériences, & ils comprenoient fi peu le rapport qu’elles pouvoient avoir avec le toimerre, que nous eûmes la plus grande peine à les faire def- ceiidre. Bientôt après il lurvint une petite pluie, l’orage fe diflipa, & nous remontâmes au fommet oû nous ne trouvâmes plus aucun ligne d’éledricité. Je lançai même un cerf- volant , fans en obtenir aucun indice ; mais une petite machine à plateau , que j’avois fait porter au haut de la montagne , donna d’auÜi grands & même plut -être de plus
Le mont Brève n. 79
grands effets , que dans la plaine , comme je l’ai conffamment obfervé, ( I )
Je ne doute pas que s’il eût fait nuit, ou même lî le jour eût été plus obfcur , 011 n’eût vu fortir des flammes, ou du moins des aigrettes lumineufes des extrémités de nos doigts & des bords du chapeau de JM. Jalabert. Ce que nous vîmes fuffît cependant pour montrer que c’eft avec raifon
(i) Je faifois avec cette machine des expériences dans le village du Prieuré , pour comparer la force de l’éledricité excitée au bas de la montagne , avec celle que j’avois excitée fur la cime , & je m’amufois à jouir de l’étonnement que ces expériences caufoient à ces mon- tagnards intelligens & curieux , lorfque le fecrétaire de la Paroifle, M. Pacard, me conta un fait intéreffant pour l’hiftoire de l’éledlricité. Pendant Pété de 1755 , il creu- foit les fondemens d’un chalet qu’il vouloit conftruire dans les mêmes prairies dePlianpra, où j’avois palTé la nuit. Il furvint un violent orage , pendant lequel il fe réfugia fous un rocher peu éloigné. Il avoit laiffe dans le lieu où il travailloit un grand levier de fer planté en terre , & il vit à fon grand étonnement le tonnerre ou l’éclair, comme il l’appeloit , tomber à plufieurs reprifes fur la tête de ce levier. L’hiver fuivant il alla à Paris; il allilta à un cours de l’abbé Nollet, & dès qu’il vit des étincelles électriques , il fut frappé de la relfemblance de ces étincelles avec les feux qu’il avoit vu tomber fur fon levier, & il communiqua fon obfervation au célèbre phylicien.
Déjà auparavant le phyficien Anglois Gilbert avoit été frappé de la relfemblance de l’éclair avec l’étincelle électrique. Mais il étoit refervé à l’immortel Francldin de raffembler ces lumières êparfes , & d’établir folidenient cette grande & belle analogie.
8o Le mont Brève n.
que les Phyficiens ont attribué à l’éleclricîté le pouvoir de produire le feu St. Elme ; les feux que l’on a vu paroitre fur les lances des foldats , \ignis lambens , & d’autres phéno- mènes de ce genre.
§. 6’49- Je ne defcendis pas à Plianpra ven. par le même chemin : je tirai d’abord au nord , & je palTai par un couloir moins rapide que celui par lequel j’étois monté,
‘ Je ne voulus pas non plus revenir de Plianpra au Prieuré par la route que j’avois fuivie en montant. L’efpérance de voir quel- que chofe de nouveau me fit prendre par le nord - eft une route plus longue & plus pénible.
Rocher J^ ne trouvai rien d’intérelTant qu’un remar- rocher fitué au-deffus du chalet de la Parfe. C’eft un grand bloc qui ne tient point au terrain, mais qui ell roulé du haut de la montagne , & s’eft arrêté au milieu d’une belle prairie. Sa hauteur eft d’environ 30 pieds & fon diamètre de 20. Sa tonne , quoi- qu’irréguliere , approche d’un trapézoïde. 11 eft furtout remarquable par la diverfité des roches dont il eft conipolé. Du côcé d’en- bas ou du fud-eft , il eft revêtu d’une elpece d’écorce , compofée de couches arquées & concentriques d’une roche de corne noirâtre
aliez
Le mont Brève n. 8I
aflez dure , mêlée de fchorl , & couverte d’une rouille terrugineufe. Ce rocher , dans cet endroit , a tout- à -fait l’apparence d’une énorme boule bafaltique.
Du côté oppofé, vers le haut de la mon- tagne , les couches font planes , parallèles , d’une roche feuilletée granitoïde , mêlée de nœuds de quartz applatis & parallèles aux couches. Ces mêmes couches fe calfent en beaux paralellépipedes obliquangles. Sur la face au fud-ouelt, on dillingue quelques couches d’une roche mélangée de grenats rouges opaques , de fchorl noir & de mica. On trouve enfin dans divers endroits de ce rocher des veines & des nids de quartz blanc, ici pur , là mêlé de grands feuillets de mica.
Il feroit difficile de rendre raifon de ce fingulier aOTemblage d’une maniéré fatisfai- fante & détaillée. Les couches planes & parallèles paroilTent pourtant avoir appartenu au corps de la montagne ; le refte paroît être une efpece de rognon, formé dans une cavité par voie de cryitaliifation , & adhérent par cela •même aux couches contre lefquelles il s’elt formé. Qiiant aux couches arquées , elles appartiennent au rognon même , & elles auront pris , comme le font les albâtres , la forme de la cavité dans laquelle elles fe Tome fff. F
82 Le mont b r é V e n.
feront moulées. J’aurois voulu favoir defliner ce rocher ; un fapin qui le couronnoit & de jolis builTons de rhododendron en fleur par- femés fur fes côtés le rendoient tout -à -fait pittorefque.
Le rerte de la defcente ne préfente rien de particulier , ce font toujours les mêmes roches granitoïdes. Cette defcente eft bien fatigante par fon extrême rapidité ; mais on fe rafraîchit & fe délalfe en buvant de l’eau pure & fraîche du beau ruilfeau de la Parfe , que l’on cotoie en defcendant.
^Plantes 6fO. Le Bréven eft allez fertile en ven. plantes. On trouve , en montant dans les débris , de belles touffes de Nardtis celtica ; au pied des rocs qui font au - deffous de Plianpra , la Fotentilla grandijlora ; dans les prairies , la belle Gentiana afclepiadea ; qui n’ett pas commune dans nos montagnes; près du couloir par lequel on monte à la cime. Arnica f cor pioides , Cnicm fpinojîjjmms fur la cime même & fur les rochers des environs Jacobaa alpina , Artemijîa rupcjîris , Jiincus trifidus , Saxifraga afpera , F ?ronica fruticnloja , Ch crier la fcdoides , Scier anthvs percwiis ,
Le Glacier, &c.
83
CHAPITRE XVII.
Le Glacier des Btiiffons.
§. Le glacier des Buiiïbns eft , comme celui des Bois , une des curiofités de la vallée de Chamouni que voient la plupart des étrangers. On paflfe au-deiïbus de ce glacier en allant au Prieuré ; & là dans un petit hameau nommé les Euiffons , qui fans doute a donné fon nom au glacier , on trouve des guides qui follicitent les voya- geurs de s'y laifî'er conduire. On y va par un rentier charmant , d’abord au travers d’un petit bois d’aulnes , le long du ruifleau qui fort du glacier, enfuite par des prairies, & enfin au travers d’une forêt de fapins. Cette derniere partie eft pénible à caufe de la rapidité de la pente qui eft inclinée de 50 ou 3 1 degrés ; & comme l’a obfervé M. Bou- GUER en gravilPant les montagnes du Pérou, une pente qui a ce degré d’inclinaifon eft à-peu-près la plus rapide qu’un homme puilfe monter fur un fol dur & parfaite- |l ment uni.
I C 6’f2. En graviftant cette pente, on
Sentier qui con- duit à ce glacier.
pyrami- des de glace.
Plateau du gla- cier.
84 Le Glacier
cotoie le glacier , & on a le plaifir de voir de très-près des pyramides de glace de la pins grande beauté. C’elt une obfervation que j’ai déjà faite plus d’une fois , que par- tout où les glaciers repofent fur un plan horifontal , leur furface eft auffi à-peu-près horifontale , mais que dans les lieux où ils repofent fur des plans inclinés , leurs glaçons fe culbutent , fe prelfent & prennent des formes & des pofitions variées & fouvent bizarres. Les flancs efcarpés de ces glaçons lavés continuellement par les eaux qui en diftillent , font parfaitement nets & brillants ; on n’y voit ni fable ni gravier comme fur les plans horifontaux : ils paroilfent d’un blanc éblouiflànt dans les parties qui réflé- chilfent les rayons du foleil , & d’un beau verd d’aigue marine dans celles que ces rayons traverfent ; ces grandes pyramides brillantes & colorées , vues au travers des fapins , que fouvent elles furpaflent en hau- teur , préfentent le fpedacle le plus frappant & le plus extraordinaire.
6^3. Au haut de cette montée, qui, fl elle eft rapide , eft en revanche très-courte , on trouve un efpace où le glacier repofant fur un plan horifontal , a aufli fa furface à-peu-près horifontale. Là après avoir
DES Buissons. 8f
traverfé ce que l’on appelle la moraine^ ou cette enceinte de pierres & de gravier qui borde prefque tous les glaciers , on peut del'cendre fur la glace , traverfer même le glacier & revenir au Prieuré par une route différente de celle qu’on a prife en montant. .
Ce glacier , beaucoup plus étroit que celui du IMontanvert , ne préfente que fort en petit les grands phénomènes que nous avons obfervés fur celui-ci : on y voit pourtant çi’afléz grandes crevaffes , & on y prend une idée de ces ondes que nous comparions aux vagues d’une mer agitée.
Les voyageurs qui ont vu le glacier des Bois peuvent donc fe difpenfer de voir celui des Builfons ; mais ceux pour qui la courfe de IMontanvert elt trop fatigante , feront bien de monter aux Buiffons qui font beau- coup moins élevés.
§. (5f4. Le glacier des Buiffons, vu du Son ori- haut du Bréven , paroît defeendre immédia- tement de la cime du Mont-Blanc. Il eft vrai qu’il y a là quelques illulions optiques ; l’extrême blancheur des neiges & des glaces ,
& le manque abfolu de perfpedive aerienne à caufe de la pureté de l’air , ôtent à l’œil tout moyen de mefurer les diftances ; enforte que le Mont-Blanc, vu de Plianpra ou du
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S6 Le Glacier
haut du Bréven , paroit être prefqu’imnié- diatement au^deiïus de l’extrémité intérieure de ce glacier , quoiqu’il y ait réellement une diftance horifontale de plus d’une lieue & demie. Cependant, malgré cette diftance, il elt bien certain qu’il y a une continuité non - interrompue de neiges & de glaces depuis la cime du Mont-Blanc jufqu’au bas du glacier des BuilTons. C’eft même en entrant fur ce glacier au fommet de la montagne de . la Côte , qui le fépare du glacier du Taco- nay , que l’on a plus d’une fois tenté de pam^enir à la cime du Mont-Blanc.
En remontant la rive oppofée ou orientale de ce même glacier des Buiflbns , on arrive au glacier des Pèlerins qui eft; au pied de l’aiguille du midi ; & l’on peut , en côtoyant les pieds des autres aiguilles, aller de -là-, jufques au Montanvert , & defeendre le long du glacier des Bois. Je fis une partie de cette route en lybl. Ce fût là que je vis rouler cet énorme bloc de granit , dont j’ai parlé i dans le premier volume, §. f 3 8- Mais je la’ fis avec trop de précipitation ; mon guide, > craignant d’être pris par la nuit dans ces’ déferts , me fit defeendre avec une telle* j rapidité, que n’étant pas encore bien exercé : à courir les montagnes , je tombois prefqiie
DES Buissons. 87
à chaque pas : je ne fus de retour à Cha- mouni que fort avant dans la nuit, & dans un état d’agitation & de fatigue dont j’eus bien de la peine à me remettre.
CHAPITRE XVIII.
Obfervatiojts fur les aiguilles ou pyramides de Granit qui font au fud-efi de la vallée de Chanioiini.
§. 55" f. (^uoiQ.UE je n’eulfe obfervé que très- fuperticieilement le pied de ces aiguilles dans la courte rapide que je fis en 1751 , j’en avois cependant afifez vu pour croire qu’on pourroit faire là des obfervations importantes. Ces hautes pyramides , compo- fées de tables de granit parfaitement nettes & dittinéles , formant la plus haute arrête de la chaîne centrale , méritoient un examen foigneux & attentif : & bien que leurs cimes foient abfolument inacceflibles , je me fiattois pourtant de remonter alfez haut fur leurs bafes pour pouvoir me former une idée jufte de leur nature & de leur itrudure.
Je fis donc l’année derniere 1784, une courfe à Chamouni dans l’intention d’aller
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Tntro-
duclion.
S8 Aiguilles au sud-est
les obferver , je réfolus même d’y confacrer trois jours entiers ; & ne voulant pas perdre du teins à redefcendre chaque foir au Prieuré pour remonter le lendemain , j’allai m’établir dans un chalet , nommé Blaitiere deffiis , qui eft fitué vis-à-vis du Prieuré & du milieu de la bafe de ces aiguilles 3443 toifes au-delTus de la vallée de Chamouni. .
Montée §. 6s6. Je partis du Prieuré le 29 Août , tieTe^^' ^ montai en deux heures & demie fur un bon mulet au chalet inférieur , ou Blai- tiere deffous. On ne trouve dans le bas de cette montée que des fragmens polygones , foLivent rhomboïdaux d’une roche feuilletée » mélangée de quartz & de mica. Les pre- miers rochers que l’on rencontre en place , font du même genre, & dans une fituation prefque horifontale , mais leurs couches qui courent à-peu-près comme celles de la vallée de Chamouni, du nord-eft au fud>-ouell: » fe relevent graduellement contre cette même vallée , & deviennent tout - à - fait verticales un peu au-dellbus du pied des aiguilles.
C’EST-là un phénomène bien remarquable , • & dont nous verrons encore d’autres exem- ples , que des couches dont la feclion verti- cale peut être repréfentée par un éventail ouvert, dont les côtes prelqu’iiorifontales au
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bas , fe relevent graduellement jufques à devenir verticales au fommet. Et ce n’elt point un accident local ; car toute la chaîne qui borde au fud-ed; la vallée deCliamouni, dans une étendue de 7 à 8 lieues , a conf- tamment la même lîtuation.
Devant le chalet de Blaitiere dejjbus , eft une terrafTe naturelle , couverte de gazon dans une fituation charmante. Elle découvre toute la vallée de Chamouni , depuis le col de Balme , qui la ferme au nord-eft , jufqu’aux montagnes de la Cha & de Vaudagne , qui la terminent au fud - oueft. Le joli village du Prieuré, qui eft diredement au-deflbus de cette terrafte , couronné par la colline qu’ont formée les débris du Bréven , le Bréven lui- même & la chaîne dont il fait partie, préfentent de-là un afped tout-à-fait agréable. Il faut une bonne demi-heure d’une montée rapide pour aller de ce chalet à celui de Blaitiere deffiis , où j’allai m’établir. Sa fttua- tion eft un peu moins riante , parce que les bois qui font au - deftfous lui dérobent une partie de la vue.
La faifon étant déjà avancée , les vaches étoient defcendues au chalet inférieur , ce qui fut très -heureux pour moi , parce que j’eus ainfi la jouiflance libre & tranquille de
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toute la cabane. Je me trouvai là un peu moins mal & furtout plus au large que dans le chalet de Montanvert , cependant l’air y joLioit à-peu-près avec la même liberté ; car le chalet n’étoit conltruit que de poutres mal équarrics & mal dreflTées ; je voyois de mon lit briller les étoiles au travers de leurs joints. Je parvins cependant à me garantir du froid , & ce ne fut pas fans un fentiment de regret que je quittai au troifieme jour cette pailible & folitaire retraite.
Les aiguilles que je venois obferver fe préfentent au chalet fous le même afpecl , qu’à Chamouni. Foyez la planche première.
On en compte cinq bien diilinèles, & lituées à -peu -prés fur la même ligne. Celles du Crépon & des Charmoz , qui font le plus fur la gauche du côté de l’eft , m’intérelToient , moins que les autres ; elles font moins élevées , & je connoilTois leur pied , le long duquel j’avois palTé en remontant le glacier des Boi§ qu’elles dominent. Il m’en reftoit donc trois, à chacune defquelles je deftinai une journée. Projet §. 6f7. Je commençai par la troifieme qui ell immédiatement au-delTus du chalet courte, de Blaitiere , & qui en porte le nom. La bafe inclinée de ce rocher pyramidal foutient un glacier qui remonte alfez haut contre le
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corps même de la pyramide où il dégénéré en neiges très-rapides & prefque inacceffibles.
Les intervalles entre les côtés de ce glacier & les baies des pyramides voifines font rem- plis de débris de rochers amoncelés , du milieu defquels s’élèvent quelques portions de roc qui tiennent au corps même de la montagne. Pour obferver donc tous les points acceffibles du pied de cette aiguille , je devois monter entre ces débris lé long du glacier, aufli haut qu’il me feroit polTible , entrer de-là fur la glace , la fuivre jufqu’au roc vif du milieu de l’aiguille , & revenir par les débris du côté oppofé. Ce fut aufli le plan de cette première courfe.
§. En partant du chalet , je me Rochers
dirigeai au pied droit de l’aiguille , ou plutôt & débris à celui qui étoit à ma droite du côté du couchant. Je montai pendant une heure fur let. les fommités des couches verticales , dont j’ai parlé plus haut , §. 6^6. Cette partie de la route étoit rapide fans être très -fati- gante. Mais alors j’entrai dans des entalPe- mens de blocs de granit détachés du haut des aiguilles , & chariés par le glacier. Il efl: extrêmement fatigant de gravir au travers de ces blocs , furtout quand ils font, comme ils l’étoient alors , à moitié couverts de neiges
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nouvelles, qui les rendent glilliins, & qui, mafquant leurs intervalles , expoferoient fans celTe au rifque de fe caüèr la jambe fi l’on ne marchoit pas avec beaucoup de précau- tion. Ces neiges , qui étoient tombées à la mi-Aoùt, un mois plutôt qu’à l’ordinaire, me contrarièrent beaucoup dans ce petit voyage.
Petites (J. 6 S' 9- Après une heure & demie de derën" i^^^^clie , au travers de ces blocs, j’atteignis avant des des rochei's en place, que j’ambitionnois grandes, beaucoup de voir de près. C’étoient de petites aiguilles de granit , portées en avant des grandes à une certaine dirtance d’elles , & de la même nature , mais d’une rtruclure plus régulière. Elles font compofées de feuillets pyramidaux , divifés en couches planes , parallèles entr’elles , dirigées du nord - ert au fud-ouert , ou plus exartement à 3 f degrés du nord par ert , & faifant avec l’horifon un angle de 66 degrés en appui contre les grandes aiguilles. La matière de ces feuillets ert un vrai granit en marte dont les cryrtaux font de grortèur moyenne. Ceux de feldspath font rougeâtres auprès de la furface , mais blancs dans le cœur de la pierre, le quartz ert demi - tranfparent & le mica d’un gris noirâtre.
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La ftrudure de ces rochers me parut d’au- tant plus remarquable, que la grande aiguille voifme au fud-ouell: de celle que j’obfervois & que je voyois là de profil , eft toute divifée en grands feuillets pyramidaux , conformés & fitués exadement comme ces petites aiguilles. J’obfervois même dans ces feuillets des fubdivifions ou des couches parallèles aux plans des feuillets ; mais il eft vrai que ces couches font coupées en divers endroits par des fentes tranfverfales , dont les unes font parallèles entr’elles , d’autres irrégu- lières, & quelques-unes même curvilignes.
§. 660. Après avoir bien obfervé ces rochers, je tirai au nord -eft , je gravis de débris en débris fur le glacier, & je le tra- verfai en montant obliquement contre le cœur ou le centre même de l’aiguille. Cette partie de ma tâche étoit encore la plus pénible, parce que la pente rapide du glacier étoit couverte d’une grande épaiffeur de neige fraîche , dont la furface inégalement forte , tantôt me foutenoit , tantôt fe rompoit fous mes pieds & m’engloutiflbit jufqu’à la cein- ture : je m’obftinai cependant, j’arrivai au pied des rocs , & je remontai même affez haut , mais avec un travail & une fatigue extrêmes ; jufques à ce que la rapidité de la
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Pied de l’aiguille de Blai- tiere.
94 Aiguilles au sud-est
pente toujours croiiïante , jointe à un vent d’une impétuofité terrible & aux nuages voifins de nos têtes & prêts à nous enve- lopper , me forcèrent à m’arrêter. J’eus bien de la peine à fixer là le pied de mon baro- mètre , dont l’obfervation comparée avec celle de M. Pictet à Genève , m’a appris que j’allois alors à 1 1 44 toifes au-deiïus de notre lac, & par conféquent à 13 32 toifes au-deifus du niveau de la mer.
J’avois de ce point-là une vue très-éten- due : mais ce qui me touchoit le plus , le cœur de mon aiguille , ne me donna pas beaucoup de fatisfadion. Le granit , dont elle étoit compofée , parfaitement femblable , quant à fa compofition , à celui que j’ai décrit plus haut, §. 6f9 , ne laillbit appercevoir aucune régularité dans fa ftrudure : les fentes qui le divifoient étoient dirigées indifférem- ment en tout fens ; ici , elles fembloient parallèles ; mais plus loin , on les voyoit converger & divifer le roc en grandes maffes cunéiformes ; ailleurs , elles étoient courbes & coLipoient les rochers, en parties, concaves d’un côté , & convexes de l’autre : le feul fait général que l’on put obferver , c’elt que ces crevaflbs , quelle que fût leur forme, étoient toujours nettes & tranchées, fans dentelures.
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fans bavures ; eiübrte que les faces des blocs qui en réfultoient étoient toujours , finoii polies , au moins lilfes & unies.
Je delqendis le glacier du côté oppofé à celui par lequel je l’avois monté , & par une pente li roide, que li la neige eût été dure, il eût été impoOible de fe retenir ; un acci- dent fit tomber le chapeau de Pierre Balme , mon fidele guide , & il roula jufqu’au bas du glacier fur le tranchant de fon bord; nous le crûmes perdu , parce quhl devoit naturellement tomber dans une grande cre- vaffe qui étoit au-deffous de nous, au milieu du glacier , mais il en fit le tour , & il échappa au danger avec une légéreté & une appa- rence d’intention & d’adreffe tout -à- fait linguliere.
66 1. DÈS que je fus forti du glacier Granits & des neiges qui defcendoient encore fort ^t^caiiTés au-deffous de lui, je cherchai une place où roches je puffe prendre quelque repos & un peu feuille, de nourriture. Je trouvai un fiege de gazon commode fur une hauteur qui dominoit une valte étendue couverte de ces débris, dont j’avois tant traverfé dans cette journée. Mes yeux ne découvroient & même ne cher- choient dans ces débris rien d’intéreffant. Cependant , lotfque le repos & la diminu-
96" Aiguilles au sud-est
tion du froid infupportable , dont mes jambes avoient été faifies pendant un féjour de plus de deux heures dans la neige , eurent rendu un peu d’adivité à mes fens & à mon atten- tion, je crus appercevoir quelque chofe de régulier au milieu de ce chaos , il me fembla voir des bandes de rocher bien fui- vies , qui élevoient leurs têtes au - deiïus de la furface de ces débris. L’efpérance d’une belle obfervation acheva de me remettre , je me hâtai d’y defcendre. Mon attente ne fut pas trompée , j’obfervai là un fait rare & inté- relTant , des bancs de granit encailfés dans des couches de roches feuilletées. Le plus élevé étoit un banc parfaitement régulier d’un granit en maffe bien caradérifé. Son épaiffeur partout uniforme étoit de 1 2 à If pieds. Les couches qui le bordoient ou l’en- cailfoient étoient d’un granit feuilleté; l’épaif- feur de ces couches varioit depuis un pied jufques à deux ou trois pouces , elles étoient toutes parfaitement régulières , dirigées comme la vallée de Chamouni du nord-eit au fud-oueft , & dans une fituation exade- ment verticale. Un peu plus bas , je trouvai un fécond banc de granit , femblable au premier , quoiqu’un peu moins bien caradé- rifé, encaillé dans des couches qui n’etoient
plus
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plus un granit veiné , mais un roc blanc , quartzeux , feuilleté ; la diredion & la fituation tant du granit que des roches feuil- letées étoient parfaitement conformes à celles des précédentes. Au - deffous de ce fécond banc , j’en trouvai un troifieme , & d’autres fucceflivement , jufques aux couches verti- cales que j’avois traverfées le matin au-deffus de Blaitiere , §. 5f8 ; mais à mefure que ees bancs s’éloignoient des hautes aiguilles , ils s’éloignoient audî de la nature du granit , & fe rapprocholent de celle des roches ordinaires , mélangées de quartz & de mica , avec lefquelles ils venoient enfin fe confondre.
§. 662. Ces dégradations & cet encaiffe- ment me paroifl'ent démontrer avec la der- nière évidence , que le granit a été formé précifément de la même maniéré que les roches feuilletées. Car comment pourroit-on fuppofer que ces bancs ou ces couches épailTes de granit , renfermées entre des couches d’une autre pierre , confervant par- : tout la même épaiffeur , la même fituation ,
! fuivant la même direétion , pulTent avoir 1 une origine différente ? Et fi l’on joint à cetta : confidération celle de la nature même de J la pierre , qu’on réfléchiffe que le granit 5 veiné qui encaiffe le premier de ces bancs. Tome HL G
Confé- quences de cette obferva- tionpour la forma- tion des granits.
98 Aiguilles au sud-est
ne différé du 'granit en inaffe qu’il renferme^ que par la difpofîtion des feuillets de mica, lelquels font confufément difperfés dans l’un , & arrangés fur des lignes parallèles dans l’autre ; qu’à cela près tout eft pareil entr’eux : j’avoue que je ne faurois com- prendre que l’on puiffe prétendre à en faire des êtres de nature abfolument différente. En effet, comme je l’ai déjà obfervé, on voit très -fréquemment dans des montagnes d’un autre ordre , des bancs de pierre en maffe, calcaire, par exemple, dans lefquels on ne peut pas appercevoir la moindre appa- rence de feuillets , alterner avec 'des couches feuilletées de même genre , ou d’un genre différent ; & perfonne ne doute que , malgré la différence des tiffus , ces bancs & ces couches n’aient eu la même origine.
D’ailleurs , cette différence de tiffus s’explique d’une maniéré très- naturelle par les principes les plus généralement adoptés fur la formation des montagnes. En effet, qui pourroit douter que les liquides quel- conques , dans lefquels ou avec lefquels ont été formées les montagnes , n’aient été fujets à des variations ; qu’ils n’aient charié , tantôt certaines matières , tantôt d’autres. Or ces alternatives de mouvement & de repos fuffi-
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fent feules pour expliquer les alternatives de roches en malfe & de roches feuilletées.
Je fuis donc perfuadé , que les grandes maifes de granit dans lefquelles on ne voit aucun indice de feuillets ou de fubdivifions régulières ne font autre chofe que des cou- ches très-épaiifes , formées pendant les inter- valles de itagnatioii du fluide , dans lequel les montagnes ont été engendrées, 11 paroît même que les maOTes de ces pyramides , dont nous ne pouvons pas fonder l’épailTeur , font entrecoupées par des bancs de roches feuil- letées. Car j’ai trouvé de nombreux fragmens,
& de granits veinés Sc de roches feuilletées , au pied des aiguilles ; à des hauteurs où je ne voyois plus au-delfus de moi que des granits en-mafle ; & ces fragmens ne pou- voient venir que du milieu de ces mêmes granits.
§. 663. Le lendemain, ?o Août, je Montée procédai à l’examen de la quatrième mide , la plus voifine de l’aiguille du Midi , l’aiguille & qui fe nomme V aiguille du Flan. Pour arriver à fon pied , je tirai plus à l’oueft; que je n’avois fait la veille , & je vins en trois quarts-d’heure palier devant le chalet de la Tapie , fltué dans un fond extrêmement fauvage , au pied du glacier des Nantiîlons ,
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loo Aiguilles au sud-est
& entouré de toutes parts de débris de rocher , chariés par ce glacier.
Lac du A un bon quart de lieue au - deflus de fa^guüll chalet , je paffai auprès d’un petit lac alTez profond , nommé lac du plan de l'ai- guille. Ses eaux , quoique parfaitement pures & limpides , paroilfent d’un verd d’émeraude : leur température à l’ombre, près de la fur- face , eft de 4 degrés & demi , tandis que celle de l’air eft de 7 degrés Les rocs qui le bordent à l’oueft font compofés de feuillets minces , mélangés de quartz & de mica , courant du nord-eft au fud-oueft , & inclinés en appui contre le nord-oueft. Tous ceux que j’ai traverfés aujourd’hui ont cette même fîtuation générale , §, 6s6.
Talcjau- Un peu au -deflus du lac, dans ce même roc feuilleté , on trouve un banc de talc jaunâtre , très - doux au toucher , mais mêlé par places de rognons de quartz.
Autres §. 664. Je laiflai ce lac à ma gauche , & bancs de continuant de m’élever , je rencontrai des encaif- bancs qui s’approchoient par gradations de la nature du granit , & enfin , un banc de Vrai granit en mafle. Ces bancs font vrai- femblablement une prolongation de ceux que j’avois vus la veille , §. 65l ; du moins font-ils dans la même diredion , & encaifles
DE ChAMOÜNI. loi
comme quelques uns d’entr’eux entre des feuillets de roche quartzeufe micacée. Ce banc n’a cependant que deux à trois pieds d’épailTeur & même il ne conferve pas la même nature dans toute fon étendue ; car en courant au fud-oueft , il fe change en roche feuilletée. C’eft une propriété remar- quable des roches formées par cryftallifation , & qui eft une conféquence bien naturelle de la nature de cette opération , que de n’avoir point dans leurs couches la même confiance que les roches qui doivent leur origine à des dépôts.
Tout près de -là , je trouvai de jolis morceaux de fer fpéculaire adhérens à des fragmens de quartz.
Plus haut, toujours dans les débris, je rencontrai un fuperbe banc de granit en maiïe , large de 40 à f o pieds , encaiffé du côté fupérieur par des couches d’un granit en maffe précifément de la même nature & de fix pouces à un pied d’épaiffeur. Ces bancs font verticaux , & dirigés du nord-eft au fud-oueft , comme tous ceux de ces montagnes. Ils n’ont pas le même genre d’irrégularité que les précédens ; ils couler- vent bien dans toute leur étendue la nature du granit , mais leurs divifions ne fe prolon-
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loz Aiguilles au sud-est
gent pas conftamment dans toute la longueur de la pierre ; ici , elles s’oblitèrent , deux couches diftindtes fe fondant entr’elles pour n’en former qu’une feule ; là , il en naît de nouvelles par la fubdivifion de l’une d’en- tr’elles ; & c’eft encore un effet naturel de la cryflallifation ; mais ce qui feul eft effentiel à la queftion de l’exiftence des couches , c’eft que ces divifions ont toujours une feule & même diredion.
DE-là aux aiguilles , tout eft granit , mais tellement couvert de débris énormes , que l’on n’apperçoit que très -rarement le fond du fol. Je trouve cependant au pied même de l’aiguille de beaux feuillets verticaux de granit en mafte de différentes épaiffeurs , depuis deux pouces jufqu’à quatre pieds , & dirigés du nord-eft au fud-oueft , comme toutes les couches de ces montagnes, îacê de §. 66^. Arrivé là au pied de cette grande
au ‘de'lTifs qu’elle étoit coupée à pic
du gla- du côté du fud-oueft à une grande hauteur
Filerons “ deffus du glacier des Pèlerins , que je dominois aufti confîdérableraent ; j’étois curieux d’obferver cette pyramide dans cette coupe ; Pierre BaLme dit que cela pourroit fe faire en fuivant un fentier élevé, pratiqué par les feuls chamois & par ceux qui les
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pourfuiveiit. Pour arriver à ce fentier , ou palTe un défilé ferré entre deux rochers de granit ; ce palTage fe nomme le paffoir de l'aiguille. En fortant de ce défilé , on fe trouve fur une corniche extrêmement étroite , qui régné au bord d’un affreux précipice , formé par la coupe verticale que je defirois d’obferver. Je fuivis cette corniche aufli loin que je le pus , & j’eus le plaifir de voir là les tranches répétées des couches de granit en mafle , dont la réunion formoit des feuillets pyramidaux femblables , mais en grand , aux petites pyramides détachées que j’obfervois la veille, §. 6S9. Ces couches couroient exaétement comme celles de ces pyramides , à 3 5" degrés dp nord par eft, & s’appuyoient comme elles contre le corps de la montagne.
§. 666. Je vis fur ce fentier des pieux enfoncés dans le roc , qui avoient fervi à amarrer des piégés où l’on prenoit autrefois des chamois. Un traquenard tendu fur le fentier, tenoit à une corde longue & lâche attachée à ces pieux. L’animal , à l’inftant où il fe fentoit faiff par le pied , s’efFrayoit & s’enfuyoit en emportant le piege , jufques à ce qu’arrêté inopinément par la corde , il fe culbutoit du côté du précipice, où il reffoit fufpendu fans pouvoir faire aucun
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Pieger pour prendre les cha- mois.
Montée contre le corps de l’aiguille.
104 Aiguilles au sud-est
effort pour fe dégager ; mais cette chafTe n’efl plus en ufage ; on a tant détruit de chamois , que les captures font devenues trop rares pour dédommager de la peine de venir fouvent fi haut & fi loin vifiter le piege fans y trouver prefque jamais de proie.
§. 667. Après avoir obfervé la face efearpée du rocher le long de ce fentier , je revins fur mes pas & je recommençai à monter contre le corps même de l’aiguille, aufli haut que cela fe peut, fans courir de très -grands dangers. La place à laquelle je m’arrêtai fera pour quelque temps aifée à reconnoitre ; parce que les feuillets extérieurs du granit fe font culbutés d’eux-mêmes dans cet endroit , & ont laiffé à découvert ceux du dedans , dont la couleur demeurera plus blanche que le refte de la montagne jufques à ce que les injures de l’air & furtout les lichens qui s’y attachent aient aufli bruni leur furface.
J’espérois découvrir de-là le lac de Geneve & les plaines qui le bordent , comme M. Bourrit dit les avoir vus du pied de cette aiguille ; mais fon imagination l’aura trompé ; & il eft en effet très -facile de prendre à de grandes diftances de la vapeur ou des brouil- lards pour un lac : car Pierre Balwe , qui
DE ChAMOUNI. iOf
étoit de cette courfe & qui vit la place à laquelle monta M. Bourrit , affiire qu’il s’étoit arrêté au moins à cinquante toifes plus bas que moi , & que lui - même étant monté beaucoup plus haut encore , en pour- Ihivant un chamois par un palTage où aucun habitant des plaines n’auroit pu le l’uivre , & où il ne retourneroit de fang froid à aucun prix , il n’avoit point pu découvrir le lac,
A cela près , on a de cette place une vue Vuetrès- de la plus grande beauté. D’abord , au fud, la belle & haute pyramide de l’aiguille du Alidi , qui cache à la vérité la cime du Mont- Blanc, mais qui laiflfe voir ce qu’on appelle à Chamouni le fécond Mont - Blanc ou le dôme neigé de l’aiguille du Goûté ; puis l’aiguille même de ce nom ; puis un entalfe- ment de montagnes fecondaires fituées entre Sallenche , Annecy & Montmelian. En con- tinuant du côté de l’oueft , on voit , que la haute cime calcaire du Repofoir fe prolonge du côté du fud - oueft beaucoup plus loin que je ne le croyois ; qu’elle a par-tout une très -grande hauteur, une direèlion fuivie,
& par -tout fes grands efcarpemens tournés contre les Alpes ; elle n’eft coupée un peu profondément que par une feule gorge qui fe nomme les Aravis , & que je pris dès-lors
lo6 Aiguilles au sud-est
la réfoludon d’aller obferver. Toutes ces montagnes bordent l’horifon : dans l’intérieur de leur enceinte , on voit les belles & riches vallées de Comblou , de Mégeve , de Sallen- che : puis en reprenant les montagnes , on découvre celles de PalTy , de Servoz , de Sixt , le Buet qui les domine toutes , quel- ques portions de la cime bleue du Jura , & en dedans de ces limites, la cime du Bréven qui eil fort au-deiïbus du point où nous l'ommes , les aiguilles rouges , l’aiguille du Midi au-delfus de Bex , & les montagnes qui bordent la vallée du Rhône entre Ville- neuve & St. Maurice. Sous fes pieds on a la vallée de Chamouni , dont rafpect eit toujours agréable ; tout près de nous , mais fort au-deflbus, le glacier des Pèlerins au fud-oueft , celui des Nantillons au nord , & plus bas le joli petit lac du Plan de l’aiguille.
Le lieu d’où je jouis de cette belle vue eft la pointe d’un feuillet de granit triangu- laire qui s’eft détaché de fa bafe , & eft refté par hafard foutenu par d’autres rochers dans une fttuation horifontale. J’eus bien de la peine à faire' tenir là le pied de mon baro- mètre , & plus encore h me faire au-deftus de la neige un petit fiege où je pulfe prendre ^ un peu de repos. L’obfervation comparée m’a
DE ChAMOUNI. 107
prouvé que ce rocher étoit élevé de T ^16" toifes au-delTus de la mer. Il eft fâcheux qu’il ne foit acceflîble que par des fentiers nn peu fcabreux & fur des débris fatigans Sc difficiles ; car fans cela ce feroit un fite dont je recommanderoisla vue aux voyageurs.
($. (558. Quant à mon objet principal, Stn-Æu la ftrutffure du corps de l’aiguille , je la trouvai précifément la même que celle des feuillets meme, pyramidaux que j’ai décrits dans l’avant- dernier paragraphe. Et il eft: certain , comme je l’obfervois plus haut, §. 5f9, que cette aiguille fe diftingne par une ftruélure plus régulière que celle des autres.
§. 559. Je trouvai la defeente, comme Dcfcentc i à l’ordinaire , plus difficile que la montée :
J .J • X r ,
I ces grands quartiers de granit , a faces planes Plan.
I & inclinées en tous fens , ne préfenteiït pas I une route commode , furtout quand ils font I en grande partie couverts d’une neige qui I les rend gliffants ; car fans cela les cryftaux I de feldspath , toujours plus faillans que les ; autres parties du granit, arréteroient folidc- ment le pied du naturalifte.
Dans l’efpérance de voir quelque choie de nouveau , en revenant par une route différente , je tirai droit au nord - ouefl vers la fommité des Croix , & un peu avant d’y
Sommi- té des Croix.
îo8 Aiguilles au sud-est
arriver je rencontrai de grands bancs de granit , fitués fuivant la loi générale dés couches de cette montagne , 6^6.
§. 570. La fonimité des Croix eft une tête couverte de gazon , large , arrondie , faillante au-deflus de la vallée de Chamouni , & dans une fituation charmante. On voit de-là très-bien le Mont-Blanc, quelques-unes des routes par lel'quelles on a tenté d’y monter, les fommités des glaciers des Buif- fons , de Taconay , le glacier des Pèlerins, la magnifique enceinte de rochers de granit entremêlés de glace & de neiges qui ren- ferme ce glacier entre les deux plus hautes aiguilles; toute la vallée de Chamouni, & une grande partie des beaux lointains que j’avois du pied de l’aiguille.
J’aurois vivement defiré d’avoir là une habitation un peu commode , d’y rafifembler & d’y cultiver les plus belles plantes des Alpes , de pouvoir y venir obferver tous ces grands objets avec encore plus de maturité & de calme , & de les avoir fous les yeux dans ces profondes méditations qui feules nous révèlent les grands fecrets de la Nature. Et fi je n’engage perfonne à y bâtir , du moins confeillerai-je aux amateurs des beau- tés de ce genre de venir en jouir, ne fût-ce
DE C H A M O U N I. lOp
que pour quelques inftans : la route de cette hauteur eft sûre , facile , fans un feul pas dangereux; on peut même monter à cheval jufques au chalet de Blaitiere , qui eft prefque aux trois quarts du chemin.
Je redefcendis de -là dans ce chalet, en traverfant un grand nombre de couches de roches feuilletées très - régulières & très- inclinées , toujours dans la même direftion.
Je trouvai fur cette route quelques jolies plantes , & entr’autres un gramen que je crois nouveau.
$. 671. Il ne me reftoit plus pour accomplir mon projet , qu’à obferver la cinquième pyramide , celle qui , vue de Cha- mouni , paroît la plus voifine du Mont-Blanc & qui porte le nom d’aiguille du Midi. J’en ai 'donné un delfm féparé dans la Planche Vie. du II vol.
Pour gagner fon pied par une route I différente de celles que j’avois tenues les jours I précédens , je cotoyai la montagne un peu I au-deffus de la hauteur de Blaitiere ; je paffai j fous la fommité des Croix , je traverfai enfuite avec affez de fatigue les débris qui font au- deffous du glacier des Pèlerins , & de-là en montant obliquement je vins à un gros roc faillant nommé le gros Béchard, qui n’eft
îio Aiguilles au sud-est-^
pas loin du bord du glacier des Buiiïbns. Ce roc , de même que tous ceux que je vis dans cette longue traverfée , ont conftani- ment la nature & la fituation indiquée au
De -LA je montai en dirigeant ma route vers le pied de l’aiguille julques à une hau- teur d’où je vis diltindement la route que j’avois à prendre pour y arriver. La plus courte & même à l’ordinaire la plus facile , étoit à notre droite du côté du midi ; mais les neiges fraîches qui couvroient là des pentes rapides , & qui après avoir été en partie fondues par le foleil du jour précé- dent , s’étoient durcies & gelées de nouveau dans la nuit, rendoient cette route extrême- ment dangereufe. Il fallut donc prendre par la gauche du côté de l’eft.
Rocher 6j2. Je remontai d’abord droit au dans'^'ie gracier de l’aiguille du Midi ; je voyois fous glacier, fes glaces un grand rocher que j’imaginois faire partie de la bafe de cette montagne. Je mis une heure entière à gravir cette pente, qui de loin ne paroiflbit pas à beaucoup près aullî longue. J’arrivai là au pied d’un grand roc vertical coëfte par le glacier , donc les glaces faillantes en dehors , découpées à lambeaux comme une grande draperie , étüient fufpendues au-defius de ma tête, §
DE ChAMOUNI. ÏII
les amas des débris de ces mêmes glaçons entaflTés à mes pieds , annonçoient très-élo- quemment que la place n’étoit pas bien sûre ; cependant comme le foleil n’éclairoit pas encore cet endroit , je crus pouvoir fans imprudence obferver & même fonder ce rocher.
Je vis que c’étoit une roche feuilletée très-dure & très-compade , rayée de veines grifes , ondées d’un mélange de mica & de quartz & de veines blanches de quartz à-peu- près pur , avec des nœuds teints des mêmes couleurs. Ses couches paroiffoient verticales , & dirigées comme l’aiguille aimantée environ à 20 degrés du nord par oueft ; cette diredioii Il différente de celle de tous les autres rochers que j’avois vus adhéreps au corps de la mon- I tagne , me fit juger que celui-là , quelque grand qu’il parût , n’étoit point dans fa ûtuation primitive.
§. 673. Il falloit donc monter encore, I & paffer par-deffus le glacier pour arriver à \ des rochers qui apparlinirent sûrement au corps de l’aiguille. Mais ici le glacier étoit un rnur vertical abfoluinent inacceflible. Pour l’attaquer avec plus d’avantage, je remontai ujie arrête couverte de débris, qui formoit une cfpèce de promontoire faiilant dans le
PafTage du gla- cier.
I
HZ Aiguilles au sud-est
Roc vif de l’ai- j'uille du mi dû
glacier, vis-à-vis du milieu de l’aiguille ; là," on pouvoit entrer fur la glace. Cependant, l’adlif & officieux Pierre Balme ne voulut point que j’entrepriffe de traverfer le glacier, lans avoir éprouvé lui - même fi cela étoit praticable , & fi en le traverfant , on pourroit arriver au pied même de l’aiguille. Il me rapporta une réponfe favorable & même quelques pierres qu’il avoit détachées du roc, & qui redoublèrent mon emprelfement à aller les obferver de près.
J’entre fur la glace à midi & trois quarts , la neige qui la couvre , durcie par le froid de la nuit , puis un peu ramollie par le foleil d’aujourd’hui , a juftement le degré de con- fillance qu’on lui déliré ; nous rencontrons quelques crevalfes , mais nous paffons dans leurs intervalles : la marche eft un peu fatigante , parce que la pente eft fouvent très-roide; cependant en 24 minutes nous arrivons au pied du roc.
§• ^74- Je fuis bien dédommagé de ma peine, ce rocher eft un des plus extraor- dinaires que j’aie jamais vus , un mélange bifarre de vrai granit en malfe avec une roche grife , pefante , qui tient de la roche de corne , qui n’a aucune relfemblance avec Ip granit, & qui prend au-dehors une couleur
de
DE CHAiMOUNI. IIJ
de rouille. Ici, c’efl: un banc de granit encaiflTé entre des couches de cette roche ; là , le même banc eft par places de granit , .par places de cette roche ; plus loin ce font des filons tranfverfaux ; ailleurs des rognons de granit renfermés dans cette même roche. D’ailleurs tout le rocher eft divifé en couches bien prononcées , verticales , dirigées du iiord-ell; au fud-oueft. La cryftallifation feule peut expliquer des mélanges auffi linguliers. Dans un fluide qui tient en dilfolution diffé- rentes matières qui fe cryftallifent , le moindre accident détermine les éiémens de l’une de ces matières à fe réunir en très-grande abon- dance dans certaines parties du vafe : un autre accident change cette détermination, & oblige les éiémens du même genre à aller fe réunir dans une autre place.
]\Iais l'aiguille entière n’eft pas compofée I de ce lingulier mélange : tout le cœur & 1 le haut de l’aiguille font d’un beau granit : pur , femblable à celui des autres aiguilles ; I il n’y a que cette partie de fon pied , & t celle du fud-oueft que je vois très - diftinâe- [ ment , qui foient compofées de ces rochers I mélangés.
La ftrucliure des parties centrales de l’ar- \ guille n’eft pas auffi régulière que celle des
Tome ni, H
II4 Aiguilles aü sud-est
rochers extérieurs ; on y voit des fentes irrégulières & même quelques furfaces con- vexes qui rappellent l’idée du cœur d’un artichaut; on y diltingue cependant un grand nombre de feuillets pyramidaux, dont les plans fuivent bien la direction générale du nord-elt au fud-oueft.
Le lieu où je fuis parvenu pour faire ces obfervations fêta aifé à reconnoître , même d’aUez loin, parce qu’il efl; diredement au - deffbus d’un couloir ou fillon vertical , qui de la pointe de l’aiguille defcend droit au milieu de la bafe ; le glacier eft recouvert là d’une avalanche de neige , qui defcend par ce couloir , & dont la pointe conique fe termine dans l’intérieur de ce même couloir.
Ce lieu eft plus élevé de f2 toifes que celui où je montai hier , §. 66 j , & la vue en eft encore plus belle ; ce font pourtant en général les mêmes objets : je reconnois bien diftindement le fommet du Jura que je vois par-deftùs la cime du Bréven & fur la droite de cette même cime ; mais ni le lac , ni Genève , ni les plaines qui l’entourent.
§. (57y. Après avoir fait en l8 minutes ces obfervations & celle du baromètre , je repars très - fatisfait à I heure minutes.
DE ChAMOUNI. Ilf
pendant cet intervalle le loleil a été très- ardent ; je n’ai point eu befoin du manteau que je jette ordinairement fur mes épaules quand je m’arrête fur les hauteurs : la chaleur du foleil m’a au contraire incommodé; 8c cette même chaleur a li fortement agi fur les neiges, qu’elles fe font extrêmement ramol- lies. Je m’en réjouilfois d’abord , parce que je craignois , qu’à la defcente , ces pentes rapides ne fe trouvaifent un peu glilTantes, lorfque tout-à-coup la neige s’enfonce fous mes deux pieds à la fois : le droit qui étoit en arriéré ne porte plus fur rien ; mais le gauche appuie encore un peu par la pointe , & je me trouve moitié aflis & moitié à cheval fur la neige. Au même inlfant , Pierre , qui me fuivoit immédiatement , s’enfonce aufli à-peu-près dans la même attitude , & me crie au moment même de la voix la plus forte & la plus impérieufe; ne bougez pas , Monjieiir , 7ie faites pas le jnoindre motive^ vient : je compris que nous étions fur une fentê de glace , & qu’un mouvement fait mal- à- propos pouvoit rompre la neige qui nous füutenoit encore. L’autre guide qui nous précédoit d’un ou deux pas , & qui ne s’étoit point enfoncé , demeura fixe dans la place où il fe trouvoit : Pierre , fans fortir
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Ii6 Aiguilles au sud-est
non plus de fa place, lui cria de tâcher de reconnoître de quel côté couroit la fente & dans quel fens étoit fa moindre largeur ; mais il s’interrompoit à chaque inftant pour me recommander de ne faire aucun mouvement. Je lui proteftai que je refterois parfaitement immobile , que j’étois abfolument calme , & qu’il n’avoit qu’à faire comme moi avec tout le fang froid poffible l’examen des moyens de fortir de cette pofition. J’avois befoin de lui donner ces alfurances , parce que je voyois ces deux guides , dans une ii grande émotion , que je craignois qu’ils ne perdiiTent la tête. Nous jugeâmes enfin que la route que nous fuivions au moment de notre chute coupoit tranfverfalement la fente , & j’en avois déjà prefque la certitude en ce que je fentois la pointe de mon pied gauche , qui étoit en avant , appuyer contre de la neige , tandis que le droit ne portoit fur rien du tout. Qiiant à Pierre , les deux pieds portoient l’un & l’autre à faux : la neige s’étoit même enfoncée entre fes jambes', & il voyoit par cette ouverture fous lui & fous moi le vuide &: le verd foncé de l’intérieur de la fente ; il n’étoit foutenu que par la neige fur laquelle il étoit aflis. Notre fituation étant allez bien reconnue , nous pofâmes
DE ChAMOUNI. II7
devant moi fur la neige nos deux bâtons en croix^; je m’élançai en avant fur ces bâtons , Pierre en fit autant & nous fortîmcs ainii tous deux très - lieureufement de ce mauvais pas. Pour l’autre guide il refta à fa place fans nous tendre la main ni à l’un ni à l’autre , & à la vérité nous ne la lui avions pas demandée ; mais il nous dit enfuite fort tran- quillement , qu’il avoit penfé , que fi Pierre & moi nous tombions dans la fente , il con- venoit qu’il reliât dehors pour nous en tirer. En examinant cette fente après en être fortis , nous jugeâmes qu’elle avoit fept ou huit pieds de largeur fur une longueur & une profondeur très-conlîdérables. L’immobilité que Pierre me prefcrivoit & qu’il obferva lui-même , étoit parfaitement raifonnée : dès qu’une fois la neige a foutenu fans fe rompre tout le poids du corps & tout l’elfort de fa chute , il elt clair qu’elle a la force de le porter , & qu’ainli on peut relier en place fans aucun danger ; au lieu qu’en s’agitant nial-à-propos , on peut la rompre ou même fe jetter du côté de la longueur ou de la plus grande largeur de la fente.
C’ell une choie bien linguliere , que la neige ne montre pas le moindre enfonce- ment au-delfus d’un aulh grand vuide. Cela
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IlS Aiguilles au sud-est
prouve bien démonftrativement que cette fente n’exiiloit point ou n’avoit du moins qu’une largeur infiniment petite dans le moment où la neige tomboit ; mais qu’elle s’eft formée , ou que fes parois fe font écar- tées peu- à- peu depuis que la neige a pris quelque confiftance. Comme elle étoit ferme quand nous la traverlames en allant , nous ne nous en apperçumes en aucune maniéré & fi nous avions tardé quelques minutes de plus , il eft bien certain que nous y ferions tombés. Au refie , il eft rare que l’on ne s’en tire pas lorfque l’on a du fecours , à moins qu’elles ne foient pleines d’eau , & celle-là ne l’étoit pas.
Mais ce n’étoit pas le tout que d’être forti de ce danger, il falloit n’y pas retomber : car cet accident nous étoit arrivé tout au haut du glacier, & nous devions pafler dans des endroits beaucoup plus dangereux en apparence , que celui où nous avions été pris. Nous choisîmes le plus long de nos bâtons , les deux guides faifirent chacun l’une de fes extrémités , moi je le tins par le milieu , & nous nous mîmes ainfi en marche , en pofant nos pieds le plus légère- ment pofiible ; Marchez , me difoit Pierre , comme fi vous aviez peur de gâter la neige.
DE C H A M O U N I. I 19
Nous revînmes fans aucun accident , mais non pas fans quelques niomens de crainte ; car plus d’une fois nous enfonçâmes tout- à-coup dans la neige jufqu’au genou : heu- reufement , nous trouvâmes toujours fous nos pieds la glace qui nous foutint. Notre pofitîon étoit affez critique , en ce que , fi d’un côté nous devions fonder le terrain , & mettre de la circonfpedion dans notre marche ; de l’autre , il lâlloit fe hâter pour profiter du peu de confiflance qui reftoit encore à la neige , & que la chaleur du foleil lui enlevoit d’inftant eji inftant.
Nous mîmes 3f minutes à regagner le haut de l’arrête de débris , par laquelle nous étions entrés fur la glace , & quoiqu’un trajet aulTi épineux dût naturellement paroître long , cependant la contention perpétuelle de l’efprit fur une feule & même idée , me le fit paroître fi court, que je ne pouvois pas en croire mes yeux , lorfqu’après avoir palfé la convexité du glacier , je vis tout près de moi la terre ferme , objet de nos defirs. Nous fîmes là au foleil une halte délicieufe, en remerciant la Providence , & en nous promettant bien de ne plus retourner fur les glaciers , quand ils feroient couverts de neiges fraîches.
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izo Aiguilles au sud-est
Il y a bien peu de gens de la plaine qui cuflTent diné de bon appétit fur cette arrête où nous nous trouvions dans une lî parfaite fécurité : car nous avions fous nos pieds une pente d’une rapidité extrême , qui defcendoit fans interruption jufqu’au fond de la vallée de Chamouni , fituée à 77? toifes au-delfous de nous, & dont la vue auroit certainement fait tourner la tête à quelqu’un qui n’auroit pas été accoutumé à des fituations de ce genre.
J’admire encore l’afpeâ: magnifique de la partie du Mont-Blanc que l’on découvre d’ici ; je vois avec une forte de complaifance , combien toutes ces hautes aiguilles fe pré- fentent d’une maniéré avantageufe au fyftême de la firatificatim des granits : le nombre immenfe des feuillets de granit pyramidaux , tous fitués de la même maniéré , & dans une direélion parallèle aux couches de roches feuilletées , que l’on découvre d’ici d’un bout de la chaîne à l’autre : je me rappelle les feuillets de granit pyramidaux , femblables & parallèles à ceux-ci , que j’ai obfervés fur la face méridionale du Mont - Blanc , au- defliis de Courmayeur , & je jouis pour la derniere fois de cette année de cet air vif & frais , de ces folitudes immenfes , de ce
DE ChAMOUNI. I2I
filence majeltueux , de cette efpece d’empire que ces lltes élevés femblent donner fur tout ce qu’on voit au-delTous de foi ; je grave enfin profondément ce tableau dans ma tête, pour en jouir encore pendant l’hiver, & pour le confulter dans mes méditations.
§. 6'l6. Je defcends de-là en trois heures de marche dans la vallée de Chamouni par une pente rapide , mais pourtant sûre & facile , fans^ rencontrer rien d’intérelfant , fl ce n’eft auprès du chalet de la Para , où je vois une couche mince de vrai granit en malfe renfermée dans une roche de corne feuilletée à feuillets très -minces. Ce granit n’eft point , comme on pourroit le croire , un corps étranger enclavé fortuitement dans cette pierre , car les couches voifines ren- ferment des veines , & pour ainfi dire des ébauches de ce même granit , qui devien- nent graduellement moins diftinctes à mefure qu’elles s’éloignent de la couche parfaite qui occupe le milieu de la pierre.
Ce fait concourt avec ceux que j’ai ralfemblés dans le chapitre XII , pour prouver que le granit n’eft point un être abfolunient à part , un genre unique & inexpliquable , mais qu’il a été formé par des moyens
Defcen- te à Cha- mouni.
Granit dans une roche feuille- tée.
Réfumé des ob- ier va- lions dé- taillées dans ce chapitre.
122 Aiguilles au sud-est
analogues à ceux que la Nature a employés dans la produdion des autres pierres.
6'77. Si on veut réunir fous un feul point de vue toutes les obfervations confi- gnées dans ce chapitre , il faut confîdérer que les montagnes qui bordent au fud-eft la vallée de Chamouni , font compofées de deux parties diltindes. L’une de ces parties eft le maffif non-interrompu & uniforme qui s’élève jufqu’à 7 ou 800 toifes au-delTus de la vallée ; planche pre7nîere ; l’autre , les pyra- mides ou les aiguilles détachées qui dominent ce maffif.
La maffie uniforme inférieure eft compofée de roches feuilletées de différens genres , mais le plus fou vent quartzeufes & micacées. Ces roches font difpofées par couches très- régulieres , qui courent comme la vallée du nord-eft au fud-oueft; elles font peu inclinées vers le bas de la montagne, mais elles fe relevent graduellement contre la vallée , jufqu’au haut où elles font exadement ver- ticales. Ces mêmes couches s’approchent de la nature du granit à mefure qu’elles s’ap- prochent du haut de la montagne ; & là , elles deviennent des granits veinés ou même des granits en raafte, encaiftes dans des couches, ou de granit veiné, ou de roche feuilletée.
y^u SorDcviii ok.
c/yd-^di^ /a. Zh/Zee. de Gîtr/?ioûm
du jT^/tï/i . .f/u/u/^r ^/{l Il
de Chamouni. . 12?
Les pyramides qui dominent ce maiïif font de granit en malle. Elles font flanquées , & même compolées extérieurement de feuil- lets pyramidaux , qui font fubdivilés en couches parallèles aux plans mêmes des feuillets. Ces feuillets font prefque verticaux , & s’appuient, non pas contre la vallée comme les couches inférieures du maflîf, mais contre le. corps même des pyramides. D’ailleurs, leur direction eft à très -peu -près la même que celle des couches du maflif Quant au cœur, ou à la partie intérieure de ces pyra- mides , elle paroît en quelques endroits n’avoir point une ftrudure régulière, & n’être divifée que par des fentes accidentelles.
Au refte, il ne faut point s’imaginer que ces pyramides foient aflifes fur le maflif qu’elles dominent comme une colonne fur fa bafe : la fituation des couches démontre que le maflif ell appliqué contre les pyramides qui ont leur bafe à elles , & que ce feroit plutôt le maflif qui feroit aflis en partie fur les fondeniens intérieurs des pyramides , puifque les feuillets de celles - ci defceiident du côté de ce maflif, & femblent plonger au-deflfous de lui.
Cet expofé ne renferme rien d’hypothé- tique , c’efl: le réfultat pur & Ample de
ïntro-
dudion.
124 Le Coe de Balme.’
l’obfervation : les auteurs fyftématiques le concilieront comme ils voudront , ou comme ils pourront avec leurs hypothefes , mais ils n’ébranleront pas la vérité des faits.
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CHAPITRE XIX.
Le Col de Balme.
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^78- P lusieurs vallées des Alpes ont ceci d’embarraflant pour les auteurs qui pré- tendent qu’elles ont été formées par les courans au fond de la mer , c’eft qu’elles font barrées à l’une de leurs extrémités par quelque haute montagne. Or , fi ce fyftême étoit vrai , ces montagnes auroient arrêté le courant ou cédé à fon effort. Souvent même une vallée effc ainfi fermée à fes deux extré- mités. Telle eft celle de Chamouni. Du Prieuré , qui eft fîtué à - peu - près au milieu de fa longueur , on la voit barrée au nord- eft par la montagne du Col de Balme , qui fera le fujet de ce chapitre , & au fud-oueft par celle de Vaudaghe , que je décrirai dans le chapitre XXV.
Du haut de la montagne de Balme on a une très -belle vue du Alont-Blanc & de U
Le Col de B a l m e. 12^
vallée de Chamouni : fouvent les étrangers y montent pour jouir de cette vue. D’ail- leurs , le Col , ou la partie la plus bafle de la frète de cette montagne , eft le palTage le plus court pour aller de Chamouni dans le Valais ; & les voyageurs qui , après avoir vifité les glaciers de ChamounC en paffant parla Savoye , veulent revenir par le Valais & le pays de Vaud , prennent ordinairement cette route. Cependant , la defcente eft fi rapide , que quand les neiges ne font pas encore fondues , il vaut mieux prendre une autre route un peu plus longue , mais plus sûre, & palfer par une montagne nommée la Tète noire , qui fera le fujet du cha- pitre XXL
§. 579. Pour aller du Prieuré au Col de Haute Balme , il faut palfer à Argentiere ; j’ai décrit cette route au commencement du Chapi- gravier, tre VIII ; mais je n’ai point parlé d’une colline que je voulus obferver de près dans mon dernier voyage , pour vérifier une idée ingé- nieufe d’un jeune & favant naturalifte.
Si les eaux ont anciennement couvert toute la furface de notre globe & fè font enfuite graduellement retirées , il a dû y avoir un temps pendant lequel les hautes montagnes , le Alont - Blanc par exemple ,
126 Lé Col de Balme.
écoient des ifles au milieu de la mer. Ces ifles,peu élevées alors au-deiïus de la fur- face du globe , dévoient jouir d’un climat tempéré , & par conféquent elles durent produire des plantes & fe couvrir au bout d’un certain temps de terre végétale. Mais les eaux des pluies, les vagues, le flux & le reflux de la mer dévoient entraîner fuc- ceffivement des parties de cette terre , & celle-ci fe dépofer par lits au fond des mers adjacentes. Or , ce naturalifte croyoit voir en divers endroits dans le fond des vallées , & en particulier dans la colline dont il eft ici queltion , des relies de ces amas de terre végétale.
Cette colline , que l’on rencontre un peu au-delà d’Argentiere , elt fituée au confluent des eaux des Montets & de celles de l’Arve , & fa hauteur elt de 3 à 400 pieds au-delTus de ces e^ux. J’aurois fouhaité de trouver là quelques preuves de la vérité de cette idée ; mais je ne pus découvrir , ni dans cette colline , ni dans d’autres du même genre que j’ai aullî obfervées , aucun veltige de terre végétale proprement dite , aucun relie de plantes ni d’animaux marins ou terrellres ; je n’y vis que des bancs de fable , ou pur ou mêlé d’argille, de gravier & de cailloux
Le Col de Balme. 127
plus ou moins gros & plus ou moins arron- dis ; rien , en un mot , qui s’écartât de la nature ordinaire des dépôts & des alluvions des rivières. Je crois donc que cette colline s’ell formée dans le confluent des eaux entre lefquelles elle fe trouve ; mais dans un temps où ces eaux étoient des courans d’un beau- coup plus grand volume. En effet , il fe forme toujours des atterriflfemens dans le confluent de deux courans qui charient du limon & du gravier. C’eft ainfi que s’accroif- fent ces illes alongées qui nailfent au milieu des rivières & que nous nommons des harengs. ( I ) ^
I §. 58o. A trois petits quarts de lieue Le villa, ! d’Argentiere , 011 trouve le village du Tour ;
' on le voit d’alfez loin à l’extrémité d’une du Tour, efpece de cul-de-fac ou d’enceinte arrondie, fermée de tous côtés par des montagnes.
Le pied de ces montagnes effc couvert de pâturages , mais fans aucun arbre , le vent
(i ) J’ai' employé ce terme clans le ler. volume, le croyant Franqois , parce qu’on s’en fert dans notre pays avec tant d’aiîurance, que je n’ai eu aucun doute fur fa légitimité : mais comme j’ai appris depuis que plufieurs perfonnes ne l’avoient pas entendu, j’ai faifi cette occalion de le définir. Car comme il fait image , & qu’il n’y a point en François de terme qui exprinte en un feul mot la même idée , il me femble qu’on pourroit l’adopter fans inconvénient.
128 Le Col de Balme.
étant là trop violent pour en laiffer croître. Sur la droite eft le glacier du Tour , qui defeend alTez bas par une pente rapide : fes glaces qui ne charient que peu ou point de terre & de pierres , font très - blanches & forment un bel effet au milieu de cette ver- dure. Le fond de cette enceinte eft très-bien cultivé : les habitans de ce village , le plus élevé & le plus froid de la vallée, réparent à force d’induftrie & d’adivité le tort que leur fait la rudelfe de leurs hivers & la brièveté de leurs étés : leurs moiftbns en avoines, en lin, en orges, avoient au 28 Juillet la plus belle apparence ; mais elles étoient encore bien éloignées de leur matu- rité. Ils cultivent aufli des feves & beaucoup de pommes de terre. Leurs pâturages , que nous traverfâmes au-deffus des champs , font aufli les plus beaux de la vallée , parce qu’ils ont l’attention d’établir leurs chalets dans les lieux les plus élevés , pour taire couler fur les prairies tous les égouts de leurs étables. Mais les hivers y font affreux ; les neiges chaflées de tous côtés par les vents s’accumulent fur le village , quelque- fois jufques à 12 pieds de hauteur. Ces mêmes neiges leur cauferoient un bien plus grand dommage en retardant exceflivement
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Le Col de Balme. 129
les femailles du printemps , s’ils n’avoient pas inventé un moyen fort fimple & peu difpendieux d’accélérer leur fonte fur toutes leurs campages. C’eft un problème que je laiife pour le moment à réfoudre à mes lecteurs : je dirai ailleurs , §. 740 , de quelle maniéré l’ont réfolu ces bons montagnards.
Avant d’arriver au village, on paiTe Is Buifim , torrent qui fort du glacier pour aller fe jeter dans l’Arve ; celle-ci au-defflis de ce torrent, réduite à fes propres eaux, n’eft qu’un petit ruifleau , qui feroit à peine tourner un moulin.
S. 681. Cette même riviere coule au- Route delfus du Tour, au pied d’une colline co^i-auhaur pofée d’alofes ou d’ardoifes tendres , de cou- du Col leur grife , dont les bancs alternent avec des bancs plus épais d'une pierre calcaire bleuâtre.
A trois quarts de lieue au-delTus du Tour, on laide à fa droite les chalets de CbaramiU ' /«;/ ; on defcend enfuite dans le lit de l’Arve ,
I que l’on traverfe pour remonter du côté des chalets de Balme. Toute cette route pafle fyr les fommités des couches des ardoifes grifes , brillantes , dont ce Col eft compofé.
Ces couches font dirigées à lO degrés du nord par eft , direftion intermédiaire entre I celle de la chaîne du Bréven , & celle de la Tome II L I
J30 Le Col de Balme.
chaîne des Aiguilles qui lui eit oppofée. Ces mêmes couches font verticales , & ce fait eft très-général : prefque tous les Cols des hautes Alpes , qui palfent entre des mon- tagnes primitives & des fecondaires , font remplis d’ardoifes verticales. Nous en verrons un grand nombre d’exemples. Ici , ces ardoifes font mélangées de quartz , & cette pierre forme des couches de f , 6 pouces & même d’une plus grande épaiffeur , paral- lèles aux couches de l’ardoife.
On voit au - delTus des chalets de Balme des rochers qui fortent de terre : ce font les fomniités des couches d’un roc calcaire , très-incliné , dont je parlerai dans le chapitre fuivant.
Pour jouir de la plus belle vue , il ne fuffit pas de monter au haut du Col , il faut encore gagner la plus haute limite entre le Valais & la Savoye , qui eft à Il8l toifes au-deflus de la mer. Je mis pour y aller une heure trois quarts depuis le village du Tour, & en tout quatre heures & demie depuis le Prieuré de Chamouni.
C^l^de^ §. 682. Quoique la vue du Bréven foit
Balme. ^ ^^'^on gré bien plus belle que celle de Balme , celle-ci a cependant beaucoup de partifans. Celle-là préfente le Mont-Blanc, fa chaîne
Le Col de Balme. 131
& fes glaciers en face & dans toute leur étendue ; celle - ci les prend de profil & en raccourci. Du haut du Col de Balnie , toutes les Aiguilles que j’ai décrites dans le chapitre précédent , femblent faire corps avec le Mont-Blanc ; & en revanche d’autres fom- mités qui , depuis le Bréven femblent fe confondre avec le Mont-Blanc, comme l’aiguille du Goûté & le dôme de neige qui la domine , paroilTent d’ici s’en détacher ; fon éloignement n’empêche pas qu’il ne paroiffe toujours prodigieufement élevé ; il écrafe tout ce qu’on lui compare. La chaîne du Bréven , & des Aiguilles rouges , que l’on voit auffi de profil , ne femblent auprès de lui que des taupinières , & la vallée de Chamouni , qui fe préfente fuivant fa lon- gueur , paroît fmgulierement profonde & refferrée entre ces grandes montagnes. La haute aiguille d’Argentiere , affife entre- le glacier de ce nom & celui des Bois , & de laquelle l’aiguille du Dru fe détache vers le haut comme la ferre entr’ouverte d’une écreviffe , forme après le Mont-Blanc le plus bel effet. On découvre auffi une partie de la vallée de Valorfme , le Col de Bérard , par lequel on monte au Buet ; on recon- noît toute la route que I’od fait pour monter
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à cette haute cime : d’ici elle ne paroît point très - élevée , mais on en voit très - bien les détails jufques à fes neiges faillantes en avant- toit du côté de l’eft ; on diftingue même à l’aide d’une lunette les couches de neige coudenfée qui recouvrent fa fomniité. On a fous fes pieds , au nord , un grand étang qui fe nomme le Lac de Catogne ; au nord- eft une fommité attenante à la montagne même de Balme , plus élevée que la pointe où nous fommes , & compofée de feuillets pyramidaux prefque verticaux , de nature calcaire. Dans le lointain du même côté , les fommités neigées des Alpes qui féparent le Valais du canton de Berne, la Gemmi, le Grimfel , la Fourche , &c.
Plantes (SgL Les plantes les plus remarquables du Col . r r • /
de Bal- que j aie reconnues lur cette lommite cou- ine. verte de gazon font : Salix herbacea , Erigeron alpiniim , Flajüago alpina , Silene acaulis , Polygomim vivipariim^ Cbryfantbemum alpi- nim , Pbytetima hemifpbarica , Sempervivum aracbnoidetim , Feronica alpina, Veronka apbylla , Veronka bellidioides , Senecio incantis, Cnkiis fpinojîffimtis , Trifolium alpimtm , Gen- tiana rnbra ,
Defcente 6'84. Lorsqu’on vent de cette fommité à Tncnt. ^ Martigny , on commence par defcendre
Le Col de Balme. 133
au Col de Balme , au-deflfus duquel on s’étoit élevé , & on vient en demi-heure aux chalets des Herbageres , qui font les premières habi- tations Valaifannes que l’on rencontre fur cette route.
• ÜE-là, en continuant de defcendre , on paffe entre des rochers calcaires ; l’un à gauche eft celui dont j’ai parlé à la fin du 582 ; l’autre à droite eft de couleur bleuâtre : fes couches font minces , & con- tiennent du fable qui forme des bordures faillantes fur les tranches des couches , comme celui que j’ai obfervé fur le Buet , f85.
Ces rochers font prefque verticaux, & ils courent au nord - nord - eft , en montant du I côté de l’oueft.
Mais plus bas on découvre les roches I primitives qui forment le fond ou la bafe t intérieure de ces montagnes ; le fentier 1 même pafle fur cette roche ; elle eft mêlan- ; gée de quartz & de mica , & la fituation de I fes couches eft la même que celle des I rochers calcaires dont je viens de parler.
I On defcend ainfi fur des roches primitives 1 du même genre jufqu’au fond de la vallée , ( ou plutôt du cul-de-fac dans lequel eft fîtué 3 le village de Trient. On laifte ce village ( plus bas fur la gauche , en même temps que
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134 Le Col de Balme.
Ton laiiïe fur la hauteur à droite le glacier de Trient, d’où fort un torrent que l’on traverfe.
PafTage Ds-là on commence à remonter
Forclaz. paflTer une autre Col qui fe nomme la
Forclaz. La montée eft d’une bonne demi- heure.- En la faifaht, on traverfe des forêts que les Valaifans ont brûlées pour y femer des avoines ; & comme ils ont négligé d’ar- racher les pieds d’arbres que les flammes n’ont pas entièrement confumés , les troncs de ces arbres à demi -brûlés, qui* s’élèvent au - deffus de l’herbe , ont un air de ruine & de défolation qui augmente la triftefle qu’infpire ce cul-de-fac borné & fauvage.
Au deux tiers de la montée , on paflfe , comme dans toutes les avenues du Valais, une porte pratiquée dans une muraille qui ferme le paffage étroit entre la montagne & le précipice. Derrière cette muraille eft une petite redoute nommée le Fort de Trient ; mais il n’y a point de garde, & l’édifice même tombe abfolument en ruine.
Au-delà de cette porte, on trouve des rochers d’une belle pierre de corne d’un gris verdâtre , tendre , & mêlée d'élémens calcaires qui lui font faire un peu d’effer- vefcence avec les acides, Elle fe rompt en
Le Col de Bal me.
fragmens irréguliers , terminés par des faces planes , & fes couches affailïées à caufe de cette difpofition à fe rompre , ne font pas bien prononcées. Plus loin cette même pierre eft mélangée de quartz.
On trouve dans la vallée de Trient, & en montant à la Forclaz , beaucoup de plantes fous-alpines de la plus grande vigueur, Cardîius eriophortis , Phaca alpina , Gen^- tiana lutea , Jftrantia major , Hedyfarum oîlobrychis , Cacalia alpina ,
Du haut de ce palTage , élevé de 778 toifes au-delTus de la mer, on n’a point une vue étendue , on ne voit que des prairies couronnées par des forêts de mélefes ; mais I un peu plus bas , la vallée , fe retournant I vers le nord , ouvre un afpeêt fuperbe fur I tout le cours du Rhône, fur le Valais que ; ce fleuve arrofe dans toute fa longueur , & fur les hautes cimes des montagnes qui le bordent. On penfe avec regret que les replis tortueux de ce fleuve , qui font à l’œil un fi ' bel effet , rendent inculte & mal-fain prefque I tout le fond de cette grande vallée.
§. 6^6. En defcendant à Martigny , on Defcen- rencontre çà & là des roches feuilletées , mélangées de mica & de quartz , fituées comme celles qui font au-deffus du Col de
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Intro-
dudtion.
1)6 Ee Col de Balme.
Balme , courant du nord-nord-eft au fud- fud-oueft , & s’appuyant contre l’oueft.
Cette defcente qui dure environ deux heures eft moins rapide que celle du Col de Balme à Trient , on la fait toujours à l’ombre ; ce font d’abord des fapins , puis des hêtres, enfuite des poiriers, & enfin des châtaigners & des noyers de la plus grande beauté & de la plus forte végétation. On met en tout environ quatre heures & demie depuis le haut de la montagne de Balme jufqu’à Martigny. Je parlerai ailleurs de cette petite ville & du pays auquel elle appartient.
CHAPITRE XX.
Foudingties de Falorjîne.
§. ^87- Jl eft intéreflant d’obferver combien les deux faces oppofées d’une même montagne ont quelquefois peu de reflem- blance entr’elles. De la cime du Buet def- cendez à Sixt, vous ne trouverez que des pierres calcaires : de cette même cime def- cendez à Valorfine, vous traverferez l’éton-
POUDINGUES DE VaLORSINE. 137
naiite variété de roches que j’ai décrites dans le Xr. chapitre.
De même, fi du haut de la montagne de Balme, vous defcendez h Chamouni ou à Martigny , vous ne verrez que des chofes aiïez communes dans les montagnes de cet ordre; mais fi du même point vous defcendez à Valorfine , vous trouverez une fuite de rochers intérefians par leur matière Sc par leur ftruélure, & en particulier les poudingues, qui feront le principal fujet de ce chapitre.
A la fin d’Aoùt 1775, j’attendois impa- tiemment dans le mauvais gîte de Valorfine que le temps fe mît aflTez au beau pour que je pulfe monter fur le Buet. Un jour il plût dans la matinée